Chapitre 1 – La dame blonde

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Sayowa finit de se hisser sur la plus haute branche du baobab. Elle prit quelques secondes pour trouver un équilibre satisfaisant et récupérer son souffle. Ses yeux se posèrent sur ses grandes jambes entrelacées autour du bois granuleux. Peu à peu, comme sa respiration se faisait moins bruyante, elle put distinguer le clapotement de l’eau tout autour d’elle. Elle leva la tête, la tourna à gauche, puis à droite, suivant des yeux les deux rivières qui s’écoulaient paisiblement de chaque côtés de son île. Elles confluaient juste devant elle et se combinaient en un fleuve unique qui s’élançait jusqu’au soleil levant, un disque écarlate grimpant dans le ciel, mêlant de rouge les reflets bleu-gris de l’eau.
En cours de géographie, la maîtresse lui avait apprit qu’il existait un point invisible, là, au milieu de l’eau, où se rencontraient quatre pays. Quatre pays différents ! Sayowa fronça légèrement les sourcils. Vue d’ici, la rive gauche du fleuve n’avait pourtant pas l’air bien différente de la rive droite. Mais la maîtresse avait dit quatre pays et son grand-père avait confirmé.
Elle remarqua un grand oiseau qui planait lentement vers l’horizon. Elle le suivit du regard en se demandant ce qu’il voyait de là haut, où il allait…
Une cloche retentit au loin et la fit sortir de sa rêverie. Elle se leva prudemment, écarta les bras pour rester stable et pivota, tournant le dos au fleuve et au soleil. En tendant un peu le cou, elle put apercevoir, entre les arbres au loin, les bâtiments rouges foncés de l’école. Elle était en retard.
En s’aidant de ses mains, elle passa habilement de branche en branche jusqu’à atteindre le tronc. Elle le désescalada en plaçant ses pieds dans les petites marches creusées dans l’écorce, sautant les trois dernière. Elle atterrit à genoux dans le sable orangé, se redressa, épousseta sa jupe, jeta un dernier regard à la rivière, prit une grande respiration et se mit à courir à tout vitesse dans la direction opposée.


En un éclair elle traversa le village, frôlant au plus près les murs des maison en terre crue, sautant par-dessus les poules. Elle sprinta entre les arbres, survola le pont, glissa sur les graviers de la route principale et arriva enfin en vue de l’école. Le ciel était rouge, les cinq bâtiments de l’école étaient rouges, le sable qui les entourait était orange. Seuls quelques arbres donnaient une touche de vert à la scène. Pas une âme, tout le monde était déjà rentré.
Elle arrêta de courir à dix mètres de la porte de sa classe et continua en marchant tout en réajustant sa chemise d’uniforme bleu clair dans sa jupe pourpre. En un petit saut, elle quitta le sable pour le béton du pas de la porte. Alors qu’elle levait la main vers la poignée, elle remarqua la poussière sur ses sandalettes. Elle arrêta son mouvement et pinça les lèvres. Après un moment, elle haussa des épaules, poussa la porte et entra.


La pénombre inondait la salle de classe : un rectangle de béton nu, gris foncé, dont les murs latéraux étaient percés de trois grandes fenêtres chacun. Le soleil ne s’était pas encore assez élevé pour pénétrer au travers de leurs quelques carreaux cassés. A droite de la porte, un tableau noir faisait face à un panneau d’affichage sur lequel rien n’était affiché. Une dizaine de tables, disposées en trois rangées, accueillaient vingt élèves. Ils portaient tous le même uniforme que Sayowa. Devant eux, une femme à la tête ronde, aux cheveux hérissés dans le style afro, dont la poitrine et les hanches larges mettaient à l’épreuve les coutures d’un tailleur élégant, avait le regard tourné vers la retardataire.
– Sayowa, c’est gentil de te joindre à nous ! dit la maîtresse.
La classe ricana.
– Excusez-moi bo muluti.
Sayowa jeta un regard froid à ses camardes et s’assit à une table du premier rang, seule. Elle se tenait droite, les main croisées sur ses cuisses, le menton haut, pointé vers le tableau noir. Il y avait toujours des chuchotement derrière elle, mais elle faisait mine de ne pas y prêter attention. Elle avait beaucoup grandi depuis l’année précédente et dépassait maintenant tous ces imbéciles de quelques bons centimètres, même les garçons. Des imbéciles, des idiots, voilà tout.
La maîtresse avait commencé son exposé. Sayowa inclina légèrement la tête en direction de la fenêtre. Au travers des vitres brisées elle pouvait apercevoir le haut d’un palmier et le ciel rouge qui devenait orange, puis bleu.
Sayowa avait la peau sombre, plus sombre que tous ses camarades. Cela faisait ressortir ses grands yeux en amande, qui, avec son nez large et sa grande bouche, donnait à son regard une intensité presque intimidante pour une fille de son âge. Ses cheveux tressés finement, retenus en arrière par un bandeau, laissaient apparaître son front qui prenait presque la moitié de son visage. Son cou était long, ses épaules étroites. Elle gardait ses grands bras près du corps, ses jambes serrées, s’assurant toujours une certaine contenance.


Après quelques heures de cours sur un sujet dont Sayowa n’aurait même pas pu donner l’intitulé (des maths peut-être ?), la maîtresse annonça :
– Aujourd’hui nous avons une invitée qui va nous parler de quelque chose de très important. Alors soyez sages et levez-vous pour l’accueillir.
Dans un fracas de raclement de chaises et de tables, la classe se leva comme une seule personne. Debout et intrigués, Sayowa et ses camarades fixèrent la porte d’entrée close. Ils attendirent ainsi quelques secondes.
Doucement, la poignée s’enclencha, hésitante. La maîtresse s’avança et ouvrit brusquement la porte. La lumière éblouissante de l’extérieur changea cette ouverture en un grand rectangle blanc, aveuglant. On aurait dit un portail vers une autre dimension, vers un paradis dont Sayowa n’avait jamais sérieusement envisagé l’existence jusqu’en cet instant. Une créature se tenait dans cet au-delà baigné de soleil. Le cœur de Sayowa doubla son rythme. C’était un ange ! Un être d’une telle beauté, d’une telle pureté, qu’il aurait été un sacrilège de penser qu’il ait pu appartenir au même monde que Sayowa.
L’ange portait un gros objet blanc, rectangulaire. Il tenta un pas en avant mais le poids de l’objet le fit basculer en arrière. La maîtresse se précipita juste à temps pour lui éviter la chute.
Le large corps de la maîtresse bloquant un peu de lumière et les yeux de Sayowa s’étant ajustés à la luminosité, un examen rationnel du visiteur devint possible.
Il s’agissait en fait d’une femme, à la peau d’une extrême blancheur, presque transparente, aux cheveux dorés. Elle riait la bouche grande ouverte, montrant ses dents blanches éclatantes.
La maîtresse, le regard éternellement sévère, s’empara de l’objet qui s’avéra être un tableau de papier monté sur un trépied. Elle le plaça au milieu de la pièce, devant le tableau noir. La dame aux cheveux blonds la suivit et la remercia dans le dialecte local, en fléchissant les genoux et en tapant légèrement deux fois dans les mains : « Litumela. »
Sayowa était bouleversée, c’était la première fois qu’elle voyait une femme blanche.
La dame se tourna vers les enfants, toujours debout, et s’exclama en levant les bras vers le plafond.
– Bonjour les enfants ! Comment allez vous ?
– Nous-allons-bien-et-comment-allez-vous ?!
Cette réponse sortit automatiquement de la bouche de Sayowa en même temps que de celles de tous ses camarades.
– Je vais super bien ! Je suis trop contente de vous voir ! Asseyez-vous, asseyez-vous !
Nouveau fracas de chaises et de tables, accompagné de murmures à voix basse.
– Chut, silence ! Écoutez un peu ! s’écria la maîtresse.
La dame souriait en attendant le silence, parcourant le visage de chaque enfant d’un regard surexcité.
Elle commença alors à parler, à toute vitesse, d’une voix forte et aiguë.
– Alors, je m’appelle…
Les paroles fusaient en flux continu, Sayowa était incapable de distinguer la fin d’un mot du début d’un autre. En tournant légèrement le regard, elle vit que ses camardes semblaient aussi perplexes qu’elle. Tout en parlant, la dame faisait de grands gestes. Elle montrait le tableau de papier sur lequel était écrit à la main, en grandes lettres majuscules bleues et vertes : « MENER UNE EXISTENCE SAINE ».
Assise au premier rang, Sayowa était la plus proche de la dame. Lentement elle fut submergée d’émotions, de confusion. Sa présence l’enivrait.
C’était son odeur. Elle sentait bon. Une odeur acidulée que Sayowa reconnaissait sans pouvoir la nommer. Ce parfum, mêlé à celui poussiéreux de la classe, accapara peu à peu toutes ses capacités cognitives.
La pomme ! Elle sentait la pomme ! La pomme verte, comme maman en avait ramené une fois du supermarché de la ville.
Les yeux de Sayowa abandonnèrent le vide pour se verrouiller sur la dame. Qu’elle était belle ! Elle entreprit une observation plus détaillée.
C’était une jeune femme d’une vingtaine d’années, un peu plus grande que la maîtresse. Elle portait une robe blanche, avec des imprimés de grandes fleurs rouges, cintrée au niveau des hanches, laissant apparaître de délicats bras pâles parcourus de quelques veines bleues discrètes. Ses longs cheveux blonds dorés formaient de grandes boucles onctueuses qui reflétaient la lumière de façon nouvelle à chaque mouvement. Ils devaient être fins et doux. Son visage aussi était blanc pur, avec de légères rougeurs sur le front et le nez. Un nez infiniment fin, qui s’alignait parfaitement au milieu de ses petits yeux bleus. Son regard énergique passait du tableau de papier (dont elle avait d’ailleurs tourné une page, dévoilant de nouvelles inscriptions) aux visages des enfants en de rapides mouvements. Ses lèvres roses, fines, souriaient tout en remuant sans interruption.
Sayowa parcourait attentivement chaque centimètre carré du visage et du corps de cette femme. En arrivant au bas de la robe, qui valsait gaiement à chaque mouvement de hanche, elle remarqua qu’elle portait des ballerines noires, dont le brillant était terni par le sable.
Sayowa inclina le dos sur le dossier de sa chaise pour apercevoir ses propres souliers, également souillés. Elle remonta la tête vers le visage de la dame et sourit. La dame remarqua ce sourire et le rendit à Sayowa, tout en continuant de parler.
Quelle femme formidable. Elle devait venir de très loin, peut-être d’Amérique. Elle avait dû prendre l’avion jusqu’ici. Elle avait certainement acheté cette robe dans un centre commercial. Elle devait être très éduquée pour enseigner des chose à des enfants comme Sayowa.
La fillette imagina l’immense ville de laquelle elle venait, les grands buildings, les voitures, les routes, les magasins, les restaurants, les parcs, les gens, bien habillés, intelligents, riches, qui devaient prendre l’avion souvent. Son regard s’envola une nouvelle fois.
Elle était régulièrement ramenée à la réalité lorsque la partie de son cerveau qui écoutait inconsciemment le discours de la dame repérait un mot qu’il fallait répéter. Alors, sans manquer, sa voix se joignait au chœur de ses camardes pour clamer : « préservatif ! », « moustiquaire ! ». La dame ponctuait ces moments de mouvements de chef d’orchestre, elle semblait très satisfaite à chaque fois. « Oui ! », « C’est bien ! », « Voilà ! ».


De nombreuses minutes passèrent ainsi, durant lesquelles Sayowa fantasma l’existence entière de la dame blonde.
Une nouvelle page du tableau de papier se tourna.
– Alors les enfants, maintenant il est temps pour une petite surprise !
A ces mots, l’attention de Sayowa et celle de ses tous ses camardes fut instantanément focalisée.
– Nous allons préparer un délicieux plat ensemble. Qui sait ce que c’est qu’une pizza ?
Sayowa n’avait jamais entendu ce mot. Elle examina le tableau. Il était écrit en lettres grasses : « Recette de pizza pour débutant ». En dessous une liste de mots : « farine, eau, sel » etc. Ça ne lui donnait pas vraiment d’indices.
En tournant la tête elle vit avec stupéfaction que quelques uns de ses camardes avaient levé la main. Quoi, ils savaient eux ? Non, comment ils pouvaient savoir ça ?
La dame désigna un garçon du doigt. Il se leva et dit quelques mots.
– Très bien ! Exactement ! approuva-t-elle.
Sayowa fit un mouvement de tête paniqué vers la dame qui souriait au garçon. Celle-ci poursuivit :
– Voici la liste des ingrédients qu’il nous faut pour faire une pizza. J’en ai parlé avec votre principal et lundi je viendrai avec mon four électrique qu’on pourra brancher dans son bureau pour cuisiner. On dégustera un bon repas tous ensemble et on résumera ce qu’on a vu aujourd’hui. Vous êtes contents ?
– Ouiii ! répondit le chœur des enfants.
Mais cette fois Sayowa ne s’était pas jointe à eux. Elle ne parvenait pas à sortir de sa perplexité.
– Il me faut un volontaire pour une mission très importante.
Le corps de Sayowa se tendit.
– Qui se chargera de réunir tous les ingrédients et de les ramener lundi ?
La main de Sayowa se leva si rapidement que ses fesse décollèrent de quelques centimètres. La dame tourna la tête vers elle avec un petit rire.
– Oui ? Comment tu t’appelles ?
– Sayowa.
– Oh, c’est très joli. Sayowa, voici la liste des ingrédients.
Elle lui tendit une page de cahier arrachée, pliée en deux. Sayowa s’en empara énergiquement et la serra fort dans sa main droite.
– Et voilà de l’argent pour tout acheter. Tu dois y faire très attention, d’accord ?
Sayowa acquiesça par de vifs mouvements de tête.
– S’il en reste tu dois me le ramener, d’accord ?
– Oui.
La dame avança une enveloppe que Sayowa saisit délicatement dans sa main gauche.
– Merci beaucoup Sayowa, dit-elle d’une voix douce.
Elle se retourna vers la classe, puis vers la maîtresse.
– Bon…
Elle retourna près de son tableau, le prit à pleins bras, le souleva à peine en titubant. La maîtresse, alors, s’en empara et le cala solidement sous le sien.
– Fin de la journée, vous pouvez rentrer chez vous. Ne faites pas de bruit en sortant, dit-elle.
– Bon week-end les enfants, à lundi ! ajouta la dame aux cheveux blonds en faisant de grands gestes de la main.
Elles sortirent toutes les deux.
Les grincements de chaises et de tables retentirent une dernière fois, suivis d’exclamations, de discussions, de chants, de pas de danse. Les enfants s’échappèrent par petits groupes, sans prêter attention à Sayowa qui était restée assise, ses mains toujours refermées sur le papier et l’enveloppe posées sur ses cuisses. Son cœur battait à vouloir s’échapper de sa poitrine.
Le silence s’était fait dans la salle de classe. Elle réalisa qu’elle était seule. Elle se leva, sortit et se mit à courir en direction du village.

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Texte extrait de « Recette de pizza pour débutant » © (SACD) Thomas Botte

Thomas Botte