Chapitre 2 – Bo Inyambo
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En courant elle ne pensait qu’à la rencontre extraordinaire qui venait de se produire. Ses pieds survolaient le chemin, évitant les trous et les pierres, sans qu’elle n’y fasse attention. Elle voulait ancrer tous les détails dans sa mémoire.
Ah ! quand la dame lui avait donné l’enveloppe ! « Merci beaucoup Sayowa » elle avait dit. Elle lui faisait confiance et elle avait bien raison. Elle, Sayowa, allait lui ramener tout ce qu’elle voulait. Et elle serait fière. Et elle aurait raison d’être fière. Peut-être même qu’elles deviendraient amies. Sayowa lui poserait alors plein de questions sur son pays ! Elle voulait savoir comment c’était là-bas, comment les gens étaient. D’ailleurs elle voulait savoir où c’était là-bas. D’ailleurs, qu’est-ce qu’il y avait d’écrit sur ce bout de papier ?
Sayowa s’arrêta en un dérapage qui souleva un nuage de poussière brun. Elle déplia la page. Une belle écriture fine et ronde avait écrit au stylo noir :
Ingrédients pour pizza :
Farine de blé
Eau
Sel
Levure
Huile d’olive
Coulis de tomate
Mozzarella
Bon, c’était quoi tout ça ?
Elle relut encore. Cette fois-ci elle reconnut les mots : « farine », « eau », « sel », « huile », « tomate ». Elle replia le papier, le rangea dans la poche de sa jupe avec l’enveloppe d’argent et continua son chemin en sautillant et souriant.
Le village de Sayowa était composé d’une quinzaine de maisons de terre crues, avec des toits de chaume ou de tôles de zinc, rectangulaires ou rondes, la plus grande faisant plus de vingt mètres de longueur, la plus petite seulement quelques mètres. Elles étaient disposées un peu au hasard sur une surface de quelques centaines de mètres carrés, délimitée d’un côté par l’épaisse brousse de buissons africains (le bush) et de l’autre par un talus abrupt qui plongeait dans la rivière. De grands arbres épars fournissaient de l’ombre aux quelques anciens qui n’avaient pas quitté l’île pour la ville, ainsi qu’aux chiens qui guettaient avidement la moindre miette de pain ou os que ces veilles dames et vieux messieurs leur lançaient parfois. Le sol était recouvert d’un sable beige extrêmement fin, piétiné par quelques poules et quelques chèvres. Au centre du village se trouvait un baobab millénaire, haut de plusieurs dizaines de mètres, dont le tronc avait un diamètre d’au moins quinze mètres. Un chemin unique sortait du village, à travers le bush, jusqu’au pont qui permettait de passer un cours d’eau et de rejoindre la route de gravier principale de l’île.
C’est par ce chemin que Sayowa arrivait. Elle se dirigea droit vers sa maison et y entra.
C’était une petite maison rectangulaire, avec un simple drap blanc en guise de porte et aucune fenêtre. La lumière y pénétrait par transparence à travers le drap et par l’espacement qui existait entre le haut des murs en terre et les tiges du toit de chaume. A l’intérieur, un petit lit pour deux personnes dans un coin, avec les draps défaits, était protégé par une moustiquaire. Il était adjacent à un bureau d’écolier sur lequel étaient posés quelques livres, des cahiers ouverts et deux tasses en métal.
Sayowa sauta sur le lit. Elle s’allongea sur le dos, les mains croisées sur le ventre, les pieds ballants sur le coté. Elle ferma les yeux. Quelques instants passèrent ainsi, entre conscience et sommeil.
– Sayowa ?! Qu’est-ce que tu fais ici ?
C’était son frère, Mutondo, qui se tenait dans l’encadrement de la porte. Il avait le regard usé, bien que vieux de seulement vingt deux ans. Il était grand, maigre, les cheveux très courts, les yeux un peu jaunis, toujours baissés. Il portait un t-shirt blanc très sale, avec des inscriptions qui n’étaient plus lisibles depuis longtemps.
– Pourquoi tu n’es pas à l’école ?
Sayowa se redressa et s’installa en position assise sur le bord du lit.
– La maîtresse nous a dit de rentrer.
– Tu sais, c’est important l’école. Il faut être sérieuse et bien étudier.
– Il y avait une dame aujourd’hui. Une dame blanche, trop belle. Elle a dit que lundi on allait faire une pizza et que c’était moi qui devait trouver les ingrédients.
– Une pizza ?
– Oui et en plus elle sentait bon. Elle sentait la pomme. Toi, tu sens la vache !
Mutondo eut une moue vexée.
– Ben oui, je passe toute la journée avec les vaches. Il faut bien que quelqu’un le fasse.
Sayowa savait bien que ce que faisaient son frère et les autres agriculteurs de l’île était important. C’était grâce à eux qu’il y avait suffisamment à manger sur ce petit bout de terre, isolé du reste du monde par deux fleuves. Mais elle ne résistait pas à l’envie de le taquiner.
– Tu sais, il faut que tu aies des bonnes notes à l’école, reprit-il, c’est important.
– Oui, oui. Allez viens.
Elle sortit de la maison et se dirigea vers une grande hutte ronde à une dizaine de mètres plus loin. Elle ouvrit la porte en bois sans frapper et y entra.
– Kuku ! s’écria-t-elle en se jetant sur son grand-père, Inyambo, assis sur un fauteuil au fond de la pièce. Le vieil homme la prit dans ses bras en riant.
– Mulumele bo Inyambo, dit Mutondo qui avait suivit Sayowa dans la maison.
Il avait dit ces mots en pliant les genoux et en frappant deux fois dans ses mains.
– Shangwe, répondit Inyambo.
– Shangwe, conclut Mutondo.
Inyambo, bien qu’étant leur grand-père, était un ancien, un sage. Par ces paroles et ces gestes, Mutondo lui exprimait le respect qui lui était dû. Il n’aimait pas que Sayowa ignore ce protocole, mais il ne disait rien car Inyambo ne disait rien.
Sayowa racontait déjà à son grand-père son ascension du baobab, sa course vers l’école, l’apparition de la dame blonde.
Tout en parlant elle remplissait une casserole d’eau en la plongeant directement dans l’une des grandes bassines en plastique que Mutondo était allé remplir au robinet du village le matin même. Elle plaça la casserole sur une petite plaque de cuisson électrique et tourna le bouton sur la position 5.
– Une femme blanche ? dit Inyambo.
– Oui, même qu’elle a dû prendre l’avion pour venir ici, pas vrai Kuku ?
– C’est possible, si elle venait d’Allemagne ou des États-Unis.
L’intérieur de la maison d’Inyambo était plus grand que ce qu’on aurait pu croire en la voyant de l’extérieur. Le large espace vide sous le toit renforçait cette impression : il était formé d’un grand cône de tiges de roseau, dont le sommet s’élevait à plus du double de la hauteur des murs. Un rideau coupait la pièce en deux parallèlement à la porte. Derrière le rideau se trouvait le lit. Devant, sur la droite, il y avait un réfrigérateur relié à une installation électrique alimentée par un panneau solaire placé sur le toit. A côté du frigo, une grande armoire, sur laquelle reposaient quelques livres et quelques photos encadrées, peinait à trouver sa place dans la courbure du mur. Sur la gauche, la table où Sayowa s’activait et encore derrière, le fauteuil confortable du grand-père. Un grand tapis marron et deux petites chaises d’école posées au milieu de la pièce complétaient le mobilier.
Sayowa adorait son grand-père, elle l’admirait. Pour elle, il détenait tout le savoir du monde. Son activité favorite était d’écouter ses histoires et de lui poser mille questions. Il avait étudié en Afrique du Sud, voyagé dans de nombreux pays africains, et même en Allemagne. Il avait participé à la révolution, il aurait pu devenir induna, conseillé du roi (ou chef) de la tribu, mais avait refusé.
Inyambo était aujourd’hui un octogénaire aux cheveux blancs, aux joues creusées et ridées, au regard jaune, perçant et pénétrant. Il avait la peau aussi foncée que celle de Sayowa, ce qui rendait presque invisible les quelques grains de beauté qui se promenaient autour de son nez, dont elle connaissait la disposition par cœur. Lorsqu’il se levait, on le voyait grand et mince, mais imposant par sa posture. On avait toujours l’impression de distinguer un sourire invisible sur ses lèvres. Il portait généralement une longue tunique traditionnelle verte, jaune, marron ou rouge, qui ne laissait dépasser que ses pieds usés chaussés de vieilles sandales et ses mains géantes qui semblaient pouvoir saisir Sayowa toute entière quand elle était petite. Il s’exprimait d’une voix de vieil homme, posée, avec l’assurance de celui qui a beaucoup vécu, sans jamais paraître orgueilleux.
L’eau bouillonnait, Sayowa y versa le fond d’un sachet de farine de maïs. Avec une grande cuillère en bois elle remua le mélange en tournant rapidement le poignet. Mutondo racontait à son grand-père un incident survenu le matin avec l’une de ses vaches.
Une fois la préparation prête, Sayowa utilisa la cuillère en bois pour former des boules de pap, qu’elle arrangea dans une assiette. Mutondo sortit une autre assiette du frigo, qui contenait une portion d’épinards baignant dans une soupe de tomate.
Les deux plats furent disposés sur l’une des petites chaises, placée devant le fauteuil d’Inyambo. Sayowa et son frère s’assirent par terre, en face de leur grand-père, de l’autre côté de la chaise. Ils ajoutèrent une copieuse quantité de sel et tous trois mangèrent en discutant.
Le repas terminé, Mutondo repartit auprès de ses vaches et Sayowa commença à faire la vaisselle dans une bassine d’eau savonneuse.
– Kuku, dit-elle, il faut que je trouve des ingrédients pour faire une pizza. C’est la dame blonde qui m’a demandé.
– Ha bon ? Et tu sais ce que c’est une pizza toi ?
– Non, mais j’ai une liste. Et de l’argent !
– Montre-moi ça.
Sayowa s’essuya les mains, sortit le papier de sa poche et le porta à son grand-père. Il le parcourut attentivement, son sourire s’accentuant à chaque ligne.
– Des tomates, Mutondo en a, dit-t-elle, et…
– Et de la mozzarella, tu sais ce que c’est ?
– Non.
Inyambo eut un mouvement de sourcils presque imperceptible.
– Va me chercher cette photo sur l’armoire. Non, en dessous. Voilà celle-là.
Sayowa avait saisi la petite photo aux couleurs sépia des deux mains. On y voyait deux jeunes gens : un grand homme noir qui avait le bras autour des épaules d’un petit homme blanc. Tous deux souriaient.
Elle la donna à son grand-père qui la regarda pensivement. Il resta perdu dans ses pensées pendant quelques secondes. Sayowa attendit car elle savait que ce regard était avant-coureur d’une bonne histoire.
Tout à coup, il sortit de sa torpeur et fixa sa petite fille d’un regard étrange. Il semblait converser avec lui même.
Une conclusion parut atteinte en un petit hochement de tête. Il sourit et posa sa grande main sur la petite épaule de Sayowa.
– Ma petite, ma chère petite, tu as tellement grandi.
Il pausa.
– Sur cette photo, tu as reconnu ton grand-père dans sa glorieuse jeunesse. L’autre homme est Stefano, il est italien. C’est… c’était un très bon ami. Il a changé ma vie. Et il sait tout ce qu’il y a à savoir sur la mozzarella, la pizza et l’huile d’olive. Tout ça, ce sont des spécialités italiennes tu sais. Il vit à Swakopmund maintenant, sur la côte atlantique.
Il fit une nouvelle pause.
– Sayowa. Tu… tu vas aller le retrouver.
– Quoi ?! Sur la côte ?
– Oui, sur la côte.
– Mais comment je vais y aller ? Et je dois aller à l’école lundi !
– Tu vas aller voir ton cousin Muyambango qui travaille à Livingstone. Lui il a de l’argent et une voiture, il pourra te conduire. Demain matin on te trouvera un bateau pour aller à Livingstone et de la vous prendrez la voiture jusqu’à Swakopmund. Vous arriverez dimanche matin, tu trouveras Stefano et vous serez de retour dimanche soir. Tiens, donne-moi un stylo.
Il inscrivit au dos de la liste des ingrédients un mot destiné à son ami et ajouta l’adresse :
Stefano Limoni
Torino Guest House
Swakopmund
– Voilà où il habite, je crois. Sayowa, tu vas rencontrer Stefano et lui donner ce mot. Dis-lui que tu viens de la part de ton grand-père, Inyambino.
Il sourit en mentionnant ce surnom.
– Allez, va te reposer un peu, demain tu dois partir tôt.
Sayowa avait retenu sa respiration durant toutes ces explications. Elle expira. Après avoir repris le papier des mains d’Inyambo, elle sortit lentement de la maison. Elle referma la porte et resta là un moment, le regard au loin.
Il s’était passé quelque chose dans les yeux de son grand-père, juste avant qu’il lui mette la main sur l’épaule. Elle ne savait pas quoi, mais c’était la première fois qu’il lui parlait comme ça.
La côte. C’était à plus de mille kilomètres ! Fallait-il vraiment aller aussi loin pour trouver de la mozzarella ?
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Texte extrait de « Recette de pizza pour débutant » © (SACD) Thomas Botte