Chapitre 10 – Emma
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Un nouveau véhicule emmenait Sayowa, elle ne les comptait plus depuis les quatre derniers jours. Cette fois, il s’agissait d’une petite voiture mignonne, toute violette, toute neuve, aux sièges doux et moelleux. Bien sûr, ce n’était pas difficile de faire plus confortable que le parterre du bus où du bord de la route, mais il fallait reconnaître une certaine qualité à ce nouveau moyen de transport.
La personne qui conduisait, une femme de peut-être quarante ans, au visage souligné par de petites rides autour des yeux et aux coins des lèvres, n’avait pas semblé très enthousiaste à l’idée d’accueillir Sayowa sur son siège passager, mais l’avait pourtant fait sans trop discuter. Ses cheveux, taillés en brosse, formaient un casque presque parfaitement sphérique autour de son crane. Elle portait une chemise longue, très colorée avec de nombreux motifs entrelacés en quantité de détails et un jean clair, serré. Ses bras étaient fins avec des muscles saillants, ses mains agrippaient fermement le volant et dirigeaient leur course avec précision, suivant les courbes de la route sinueuse qui s’enfonçait dans des collines vertes, celles-là même que Sayowa admirait alors qu’elle patientait près du bus échoué quelques minutes auparavant.
– Donc tu t’intéresses à l’huile d’olive c’est ça ? dit la femme, d’une voix ferme et sèche.
– Oui madame. En fait je voudrais voir comment c’est fait.
– Tu peux m’appeler Emma. C’est comme ça que je m’appelle.
– Oui madame Emma.
– Juste Emma.
La femme eut un sourire indulgent.
– Et tu étais dans ce bus, qui allait à… ? Cape Town, c’est ça ?
– Oui mad… Emma.
– Toute seule ?
– Oui Emma.
– Et là, d’un coup, tu as décidée de ne plus aller à Cape Town, mais de venir avec moi pour voir comment on fait de l’huile d’olive.
– Oui.
– Je vois.
Cet interrogatoire mettait Sayowa mal à l’aise. Elle avait agit impulsivement, sans vraiment se poser de question. Elle était embêtée de justifier ses motivations profondes, puisqu’elle les ignorait.
– Et d’où te viens cette passion pour l’huile d’olive ?
– Ben…
– Ou peut-être est-ce juste de la curiosité ?
– Oui voila, c’est ça.
– Mais, je ne comprend pas. Où allais-tu à Cape Town exactement ?
– Je… en fait c’était pour aller voir un ami de mon grand-père, finit-elle par dire.
Après tout c’était la vérité, ou en tout cas l’intention initiale.
– Je t’agace avec mes questions hein ? Mais tu sais, ce n’est pas une situation commune de récupérer une petite fille seule, au bord de la route, qui s’improvise amateur d’huile d’olive. Enfin petite… Tu n’es pas si petite que ça.
Sayowa regardait les collines vertes par la fenêtre, elles étaient toutes recouvertes d’une végétation uniforme, de petits buissons courts desquels dépassaient quelques maisons imposantes.
Elle n’osait pas tourner les yeux vers Emma. Cette femme l’intimidait. Elles avaient toutes les deux la même couleur de peau ; mêmes leurs visages se ressemblaient, les yeux allongés, le nez plat ; pourtant elle semblait d’une autre espèce, rien qu’à sa façon de s’exprimer. C’était difficile à définir.
– Que penses-tu du paysage… tu t’appelles ?
– Sayowa.
– Sayowa, d’accord. Est-ce que tu sais où on est Sayowa ?
– Non. Enfin, en Afrique du Sud.
– Oui, en effet. Mais plus précisément nous sommes à Stellenbosch. Est-ce que tu connais cet endroit ?
– Non, pas vraiment.
– C’est une région viticole très connue, à une heure de Cape Town. Tous ces arbres que tu vois là, ce sont des vignes.
– Des vignes ?
– Oui des vignes. Du raisin quoi.
– Ah ! Il font du vin c’est ça ?
– Oui, c’est ce que viticole signifie.
« Oui ça va », se dit Sayowa. Elle avait le droit de ne pas savoir ce que viticole voulait dire. Elle n’était pas certaine d’apprécier cette femme.
– La plupart des domaines ici font pousser du raisin, mais tu y trouveras également la première productrice d’olives de la région. Sais-tu de qui il s’agit ?
Sayowa fit « non » de la tête.
Emma se désigna du pouce avec un rictus fier.
– Oh vous êtes…
– Propriétaire d’un domaine, oui. Tu ne verras pas beaucoup de femmes, ni de noirs propriétaires ici. Je vais te faire visiter mon exploitation. Tu vas voir, les olives c’est très intéressant !
Son visage avait changé d’expression, il s’était illuminé. Sa voix était soudain habitée d’une passion qui la rendait touchante. Sayowa ravisa son jugement, elle la trouvait finalement très sympathique cette Emma. C’était drôle comme on pouvait changer d’avis rapidement.
– D’ailleurs, on arrive.
La petite auto violette quitta la route principale pour un chemin étroit, accidenté, toujours entouré de vignes qui montait sur une bosse. Il aboutit à un portail en fer forgé, bordé d’une haie de grands arbres touffus. Une petite pancarte, de la même couleur que la voiture, indiquait : « Stellenbosch Olive Oil Co. »
– Il faut que je fasse changer ce panneau, dit Emma.
Elle sortit pour ouvrir le portail, un battant après l’autre, puis remonta dans la voiture.
Ils suivirent une allée pavée, côtoyée par de hauts arbres d’une autre espèce que ceux de l’entrée, jusqu’à une cour de graviers gris qui s’étendait devant une maison en pierre. Emma s’y gara, en plein milieu.
C’était une belle maison à un étage, avec une porte et des volets en bois. Quelques pots en terre cuite et un banc en métal disposés le long de l’entrée la rendait accueillante.
– Bienvenue chez moi, dit Emma.
A l’intérieur de la bâtisse il faisait frais, les volets fermés laissaient entrer des raies de lumière qui éclairaient à peine le décor simple. Le mobilier en bois s’accordait bien avec la pierre des murs.
Emma et Sayowa étaient dans une pièce spacieuse, séparée en deux parties par une grande marche au sol. Des portes sur les côtés laissaient à l’imagination le soin de deviner l’étendue de la demeure.
– Il faut que je téléphone à une dépanneuse pour aller porter secours au bus. Fais comme chez toi.
Emma passa dans une autre pièce.
Sayowa posa son chitenge au sol et explora lentement les détails de l’endroit. Des tableaux étranges accrochés aux murs la fascinèrent. Elle les observa un long moment, jusqu’à ce qu’Emma réapparaisse.
– Voilà, l’aide est en route. Ah, tu aimes ces peintures ?
– Oui ! Les couleurs sont belles.
– Sais-tu qui les a peintes ?
– Non. C’est toi ?
– Oh non. C’est un peintre Néerlandais, très talentueux et très connu qui s’appelle Vincent Van Gogh.
– Oui, tu lui diras bravo. C’est très beau.
– Ce sera compliqué, il est mort il y a plus de cent ans.
– Oh, désolé.
– Il n’y a pas de quoi. Est ce que tu as faim ? Je peux préparer à manger, puis nous irons visiter l’oliveraie.
– Oui, j’ai très faim ! dit Sayowa avec enthousiasme.
Emma l’assit à une grande table, adjacente à une baie vitrée qui donnait sur un jardin négligé.
– En bois d’olivier cette table, précisa-t-elle.
Elle disparut un moment et revint avec un grand saladier.
– De la salade, des tomates qu’on fait pousser ici, du maïs et de l’huile d’olive. D’ici bien entendu.
Ce mélange avait un goût fort, une amertume fruitée, inédite pour le palais de la jeune fille.
– C’est l’huile d’olive nouvelle, elle a un goût plus prononcé.
Ainsi, la visite commença dès le déjeuner. Emma entraîna ensuite Sayowa dehors par une porte du fond de la pièce. Elles rejoignirent un chemin en terre tracé dans l’herbe haute qui montait sur la colline derrière la maison. La piste grimpait en pente raide, les baskets de Sayowa dérapaient régulièrement sur de petites pierres. Sur leur droite, perpendiculairement, se développaient une série de plateaux, les un au dessus des autres, chacun accueillant une rangée de dix oliviers.
A la troisième planche, Emma s’approcha du premier arbre de la rangée, s’arrêta à côté, donnant l’opportunité à Sayowa de l’observer en détails : le tronc gris avait poussé en des courbes tortueuses, pleines de crevasses et des bosses. Les feuilles, allongées, ovales, arboraient une nuance de vert différente sur chaque face. De petites boules noires et vertes pendaient des branches les plus fines. Emma en cueillit une et la lança à Sayowa qui l’attrapa au vol.
– Une olive.
– Hum, fit Sayowa en portant le fruit à sa bouche, sous le regard impassible de sa guide.
Elle mordit. C’était dur, amer. Dégueulasse. Elle recracha aussitôt. Emma eut un petit rire.
– Ça ne se mange pas comme ça, il faut les préparer.
– Tu aurais put me prévenir.
– On n’apprend jamais mieux que de ses erreurs.
Une leçon familière. Emma reprit sa marche le long du plateau, la démarche langoureuse, caressant les feuilles de ses mains, comme si elle la passait dans les cheveux de ses enfants. Au dessus d’eux, des dizaines d’oliviers. En dessous, des dizaines d’oliviers et le toit plat de la maison. L’atmosphère était fraîche à l’ombre des branches basses, le bruissement de la végétation était apaisant.
– Alors tout ça c’est à toi ? Ça t’appartient ? Et tu fais de l’huile avec tout ?
– Oui, c’est à moi. On ne fait plus vraiment d’huile depuis quelques années, on vend juste les olives à des entreprises, c’est plus simple pour nous. Mais il nous reste un petit moulin traditionnel. Je vais te montrer.
Elle reprit le chemin ascendant.
– Comment tu as fait pour avoir tout ça ?
Sayowa n’arrivait pas à concevoir que cette petite femme puisse être à la tête d’une exploitation si importante.
– C’est le travail d’une vie. Je suis partie de rien et j’ai tout construit, petit à petit, année après année.
– Tu dois avoir beaucoup d’argent.
– Maintenant oui. Mais quand j’ai commencé je n’avais rien. Tu sais, beaucoup d’Africains pensent que, parce qu’ils ont la peau noire, ils ne peuvent rien accomplir. C’est faux, j’en suis la preuve.
Sayowa écoutait avidement. Tout cela semblait évident dit comme ça. Elle avait l’impression d’entendre une version moins cryptique des morales d’Inyambo.
– Je sais bien que certains de mes voisins ne seraient pas d’accord avec ce que je te raconte. Ils ne disent rien, mais je vois comment ils me regardent. Je ne suis pas un exemple typique de la démographie de la région, si tu vois ce que je veux dire. En tout cas, je suis contente que tu sois intéressée.
Elles arrivèrent au bout du chemin qui se terminait par une dernière rangée d’oliviers. Après, il y avait un grillage et derrière, des vignes. Cette ultime planche était recouverte de grandes bâches posées au sol et des filets étaient tendus entre les troncs, remplis d’olives.
– Oli ! Viens par ici ! cria Emma.
Une tête apparut du feuillage d’un des arbres. Des pieds se posèrent sur les barreaux d’une échelle, suivis d’un pantalon violet puis d’un torse de la même couleur. Un jeune homme sauta à terre et accourut. Il s’arrêta devant Emma, droit, comme au garde à vous. Il était jeune, moins de dix-huit ans, de taille moyenne, les traits fins, de grands yeux ronds et creusés. Ses bras et ses jambes, dissimulés par ses vêtements de travail, ne semblaient être que des bâtons.
– Oli je te présente Sayowa, une future amatrice d’huile d’olive.
Le dénommé Oli fit un petit salut de la tête.
– Sayowa voici Oli. Ce n’est pas son vrai nom. Son nom, en Xhosa, est imprononçable pour la plupart des gens, donc on l’appelle Oli, car il passe plus de temps que quiconque dans les olives.
– Bonjour, dit Sayowa, amusée par cette anecdote.
– Oli, peux-tu nous montrer le moulin ?
Il fit « oui » de la tête et partit vers le fond de la planche, Emma et Sayowa à sa suite. Un autre chemin descendait, s’enfonçait dans une campagne foisonnante, plus vaste que ce que Sayowa n’avait imaginé au début de leur promenade.
Oli se dirigeait avec assurance. Il savait exactement où mettre les pieds pour éviter les racines, les trous. Sayowa, peu accoutumée à ces terrains vallonnés, faisait de son mieux pour suivre le rythme.
Dans un recoin de la colline, ils arrivèrent à un grand édifice formé de trois hauts murs en pierre et d’un plafond métallique. A l’intérieur, des machines diverses à l’aspect robuste, quelques grosses cuves brillantes et un atelier dans un coin, sur lequel étaient posés de nombreux outils usés.
Oli se mit de côté et laissa les deux filles entrer dans ce temple mécanique. Emma avança jusqu’à un appareil cylindrique posé au sol, à la surface rugueuse, surmonté de deux grosses roues verticales.
– Voici le seul endroit où on peut encore faire de l’huile sur le domaine. Comme tu vois, ce serait un peu petit pour traiter tous les olives qu’on a. On ne fait donc que quelques litres par an et on vend le reste des olives telles quelles. Oli, tu nous explique comment ça fonctionne ?
Le jeune homme s’approcha de sa patronne et désigna le cylindre de la main, les yeux baissés vers ses chaussures.
– Nous pratiquons ici une méthode d’extraction de l’huile à l’ancienne. Voilà la meule, elle est en granit.
Il parlait d’une voix monotone, comme s’il récitait une leçon qu’il avait appris par cœur.
– On y met les olives, après les avoir nettoyées. Ces deux roues tournent et broient les olives pour en faire de la pâte.
– Est-ce qu’on n’aurait pas des olives déjà récoltées pour lui montrer ? demanda Emma.
Oli eut l’air embarrassé.
– Ce n’est pas grave. Poursuis, je t’en prie.
– Ensuite on met la pâte dans des tapis comme ça.
Il montra des galettes de matériaux tressées, dispersées sur l’atelier.
– On les empiles les unes sur les autres, pour faire une tour grande comme ça (il leva la main pour indiquer un niveau bien au dessus de sa tête). Et puis on attend. Les olives s’écrasent sous leur propre poids et on récolte la première huile.
Il se déplaça jusqu’à un nouvel appareil, haut comme la moitié de la pièce.
– Puis on met la tour sous une presse hydraulique, comme ça (il montra la machine). Ça pousse avec beaucoup de force et on récupère le reste de l’huile.
Sayowa faisait de son mieux pour se représenter chaque étape. Elle manifestait son intérêt avec de petits « hum », « d’accord ».
– En fait ce qu’on récupère, c’est une mélange d’eau et d’huile. Mais en attendant un peu, l’huile remonte. Comme l’huile est moins dense que l’eau, elle flotte au dessus. On la récupère et on la met dans une cuve comme ça.
– Il y a de l’huile là dedans ?
– Oui. La cuve, c’est pour la protéger de la chaleur et de la lumière.
– Tu en veux une bouteille Sayowa ?
– Oui, ce serait très gentil !
– Oli, tu peux nous remplir une bouteille ?
D’une caisse rangée sous l’atelier, le jeune homme sortit une petite fiole de forme rectangulaire et la porta à un robinet au bas de l’un des réservoirs. Il tourna un petit volant, un liquide doré coula.
Une fois le récipient plein, il le boucha et le passa à Emma.
– Merci. On n’a plus les bouteilles avec notre logo ?
Il secoua la tête.
– Tant pis. Tiens Sayowa, voila pour toi. De l’huile d’olive vierge de première qualité, pur jus de fruit de Stellenbosch. Ça vaut cher dans le commerce.
Sayowa saisit la précieuse flasque. Celle-ci irait vite rejoindre le blé et le sel dans son chitenge, resté à la maison.
– Est ce que tout est clair ?
– Heu. Oui, répondit Sayowa.
– Parfait. Oli, tu peux retourner au travail. Sayowa, retournons à la maison.
Elles prirent un autre chemin pour descendre vers la résidence.
– Oli est un très bon employé, dit Emma, il travaille bien. Parfaitement même. Mais je ne sais pas s’il serait capable de reprendre l’entreprise quand je prendrais ma retraite. Trop timide, pas assez téméraire. Je suis toujours à la recherche de mon futur successeur. Ou successeuse, ajouta-elle avec un regard en coin à Sayowa.
– Tu n’as pas d’enfants ?
– Non. J’ai été mariée très jeune, et très vite divorcée. Je crois que je ne suis pas faite pour être la femme de quelqu’un. Et j’ai bien fait, sinon je n’aurais jamais pu construire tout ça.
Comme elles arrivaient à la bâtisse de pierre, Emma embrassa son domaine, les deux bras en l’air.
– C’est un peu triste. De ne pas avoir d’enfants, je veux dire.
– Non ce n’est pas triste. Disons que j’ai choisi mes priorités. Une femme est capable d’autres choses que d’avoir des enfants, dit-elle d’un ton ferme, presque provocateur.
– Tu penses que ce n’est pas possible de réussir dans la vie et aussi d’avoir une famille ?
– Oh si, sûrement. Mais pas avec le lâche qui a été mon mari pendant deux ans.
Sayowa sentit qu’il était temps de changer de sujet. Emma se renfermait en parlant de son passé.
– En tout cas merci pour l’huile d’olive. Une chose de moins sur ma liste d’ingrédients !
– Quelle liste d’ingrédients ?
– Oh, c’est rien, ce n’est pas important en fait.
– Des ingrédients pour quoi ?
– Une pizza. Mais…
– Je peux voir ?
Sayowa déboutonna la poche de son t-shirt et sortit le papier, de plus en plus froissé. Emma en lut chaque ligne avec intérêt.
– Une pizza… je ne comprends pas le rapport avec…
Elle tourna la page. Ses yeux devinrent deux cercles parfaitement ronds.
– Stefano Limoni ?! C’est lui que tu vas voir à Cape Town ?!
– Tu le connais ?
– Si je le connais ? C’est notre meilleur client, le seul qui vient acheter son huile directement au domaine !
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Texte extrait de « Recette de pizza pour débutant » © (SACD) Thomas Botte