Chapitre 12 – La maison bleue

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Tout passait au ralenti. Les touristes surexcités, les arbres, les rochers, la ville et les sommets, au loin. Un vent fort s’était levé et sifflait dans les oreilles de Sayowa. Elle marchait en direction de Stefano. Oli, à côté d’elle, leva la main et cria quelque chose. Il interpelait l’Italien. Celui-ci se retourna, il était isolé de la foule, cinquante mètres plus loin : un petit homme, le visage dissimulé par un large chapeau de paille et des lunettes de soleil. Son cou se tendit. Il avait dut entendre prononcer son nom sans savoir d’où venait l’appel.
Il remarqua Oli, leva la main à son tour et répondit par quelques paroles qui se perdirent dans une bourrasque.
Sayowa vit apparaître, dans un coin de sa vision, le visage de la dame blonde puis celui d’Inyambo. Les rives du fleuve Zambezi se dessinèrent devant elle. Elle arrêta de marcher. Muyambango fauchant du blé, l’homme en rouge et la route infinie traversant le parc, le désert, le bus, le sourire de George. Emma. Et puis Oli.
– Tu viens Sayowa ?
– Oui, oui.
Mais elle ne bougea pas. Elle n’était pas encore prête, il lui fallait quelques secondes de plus.
– Bonjour Oli, qu’est ce que tu fais ici ? Tu admires le paysage ?
Stefano les avait rejoint. Il parlait d’une voix haute avec un accent modéré.
Sayowa tourna les yeux vers lui. Il discutait avec Oli, elle n’entendait pas un mot de leur conversation. Il était beaucoup plus petit que ce qu’elle avait imaginé. Un peu moins grand qu’Oli, les épaules plus larges, l’estomac proéminent. Sa peau était très bronzée. On ne pouvait plus vraiment dire qu’il était « blanc », « marron » était plus proche de la vérité. Sous son couvre-chef, elle devina une tête ronde. Quelques touffes de poils blancs très fin sur son menton et son cou, apparaissaient et disparaissaient en fonction de l’angle avec lesquels les rayons du soleil les atteignaient. Ses avant-bras et ses chevilles, étonnamment musclés pour un homme de soixante-dix ans, étaient recouverts d’une fourrure ivoirine soyeuse qui devait lui tenir chaud. Cette pilosité était superflue en ces mois d’été, mais certainement très commode en hiver. Finalement, seuls ses coudes et ses genoux noueux témoignaient de son âge.
– Alors gamin, tu ne m’as toujours pas dit ce que tu étais venu faire sur cette montagne.
– C’est Sayowa qui voulait te voir.
– Sayowa ?
Il tourna la tête vers la petite fille, ôta son chapeau, ses lunettes de soleil.
Sayowa ne s’attendait pas à ces grands yeux marron qui lui sondèrent l’âme. Des cernes foncées, des sourcils fournis, argentés, de longues rides horizontales traversant son front : toutes ces caractéristiques soulignaient son regard. Sur le sommet de son crane, les vestiges d’une chevelure fine et blanche.
Il prit une voix grave, tendre et s’adressa à la petite inconnue :
– Bonjour. J’aime beaucoup ta chemise. Tu as vu ? On est de la même couleur.
Son t-shirt avait la même teinte bleu-ciel que celui de Sayowa. Il était usé, parsemés de taches claires, le col en accordéon. Celui de la fillette au contraire, grâce aux soins d’Emma la veille, était comme neuf.
Il sortit une fines paire de lunettes de vue de la poche de son short en lin beige, les ajusta sur son nez. La puissance de son regard s’atténua un peu derrière les verres.
– Dis-moi, qu’est ce que je peux faire pour toi ?
Sayowa le regardait droit dans les yeux. Il fallait qu’elle dise quelque chose, mais rien ne lui vint. Le simple fait qu’elle soit là lui paraissait absurde. Comment lui expliquer ?
– Je… vous connaissez mon grand-père.
Elle sortit, pour la dernière fois, la page de cahier pliée de sa poche. Elle la tendit au vieil homme. Il fit une vague avec ses sourcils, les rides de son front changèrent de forme. Il déplia la page et lut le mot qu’Inyambo avait écrit, cinq jours plus tôt.

Mon cher ami, voici ma petite-fille, Sayowa.
Dans mes vieux jours, je voudrais que tu puisses faire pour elle ce que tu as fait pour moi, il y a tant d’années.
J’espère que tu trouveras en ton cœur la force de me pardonner d’avoir négligé notre amitié. Mais je ne me fais pas de souci car, comme tu l’as dit un jour, ton cœur est plus gros que celui d’un éléphant.

Inyambo

Comme il lisait, une larme se forma au coin de son œil.
– Oui. Un cœur d’éléphant…
Sa voix se brisait.
– C’était une fois, on parlait avec Inyambino… bah c’est une histoire à la con.
Il eut un petit rire. A moins que ce fut un sanglot.
Il releva les yeux vers la petite-fille de son ami, dans un souffle il prononça :
– Sayowa…

La maison de Stefano était bleue : le crépit des murs, les portes, les volets des fenêtres, même les tuiles, se confondaient avec le ciel. C’était un endroit calme, hors du temps, installé sur le flanc d’une montagne rocheuse. Elle était de taille respectable, mais bien plus modeste que les palaces qu’on trouvait sur littoral. Construite sur une sorte de petit cap, dans un coin de la falaise, on s’y croyait seul au monde.
En se promenant sur le terrain plat qui l’entourait, on ne voyait pas la route. On avait toutefois une vue à plus de cent quatre-vingt degrés sur l’océan Atlantique, assez haute pour que les vagues paraissent toujours minuscules, même lorsque la mer était agitée. La mélopée de l’eau s’entendait à peine, elle enveloppait le lieu d’une agréable mélodie discrète.
Dans le jardin poussaient, sans structure particulière, des herbes un peu folles, des arbres fruitiers, des buissons de plantes aromatiques, des fleurs éparpillées. Toute une population d’insectes s’y donnait à cœur joie dans une cacophonie incessante.
Sayowa et Stefano étaient sur la terrasse : un parquet de planches de bois vernies, abrités sous un cadre métallique qu’une plante grimpante recouvrait d’un tapis de verdure. La fillette manipulait une cuisinière moderne, installée dans un coin. Le vieil Italien était assis dans un gros fauteuil encore plus âgé que lui. Il paraissait tout rabougri, enfoncé dans le coussin moelleux. Sur une grande table d’extérieur, une carafe en plastique et deux petits verres.

Plus tôt, au sommet de Table Mountain, il avait payé une place de téléphérique pour Sayowa et Oli, leur évitant la décente à pieds. Après avoir salué le jeune homme, qui s’en était allé dans sa petite auto violette, il avait conduit sa nouvelle protégée chez lui, dans une vieille voiture poussiéreuse. Il lui avait fait visité la maison bleue, l’intérieur d’abord, dont il disait qu’il avait fait de son mieux pour le « décorer à l’italienne ». Sayowa ne savait pas ce que cela signifiait, elle n’avait donc pas put juger. Ils avaient ensuite fait le tour du jardin. C’était là que Sayowa avait découvert la beauté de la résidence.
« J’ai craqué quand je l’ai vu la première fois », lui avait-il dit. « Je me suis dit que ce serait l’endroit parfait pour prendre ma retraite. »
Sayowa lui avait alors raconté son périple, dans les moindres détails. Il l’avait laissé parler sans l’interrompre, manifestant ses émotions uniquement en remuant ses sourcils et les plis de son front.
Enfin, il avait sortit un pichet de thé glacé et suggéra qu’ils se fassent « un bon plat de pâtes ». Sayowa s’était proposée de cuisiner, en suivant ses instruction, « pour apprendre ». Il avait volontiers accepté et s’était assit dans le fauteuil en grommelant un « humpf » de soulagement.

– Oui voila, tu prends cette casserole là, en dessous, tu la remplie au robinet et tu mets à bouillir sur la plaque. Tu vois, c’est facile la cuisine italienne.
Il l’observa un moment manipuler la grosse casserole en fonte et les plaques de cuissons en céramique.
– Sayowa, parle moi un peu de ce bon vieux Inyambo, qu’est ce qu’il devient ?
– Ben, il sort plus trop de la maison, il est tout le temps fatigué.
– He oui, tu ne l’as pas connu comme je l’ai connu moi. Jeune c’était quelque chose l’Inyambo. Tu lui ressembles beaucoup d’ailleurs.
– Ah bon ?
– Oh oui ! Tu as ses yeux. Et tu vas finir grande comme une girafe toi aussi, ça se voit. Tu as mis du sel dans l’eau ?
– Du sel ?
– Oui, du sel. Il faut toujours mettre du sel quand on fait bouillir de l’eau pour les pâtes. Qu’est ce qu’ils t’apprennent à l’école ?
– Je peux mettre le sel de Swakopmund !
– Oui tiens, montre-moi un peu ce que tu as récupéré pendant ton voyage.
Elle courut à l’intérieur de la maison, en ressortit avec son chitenge et le posa sur la table. Elle l’ouvrit alors que Stefano se levait en grognant. Des grains de blé éparpillées étaient attachés aux fibres du tissu, le bloc de sel s’était effrité, les particules minérales rendait brillante toute la surface du vêtement. Seule la bouteille d’huile d’olive n’avait pas souffert. Stefano eut un ricanement taquin en découvrant ce bazar. Il prit la bouteille d’huile d’olive d’une main tremblante.
– C’est l’huile d’Emma ?
– Oui, elle me l’a donnée hier.
– Elle est bien cette fille. Heureusement qu’elle est là, moi je ne peux pas survivre sans de l’huile d’olive de qualité. Quand j’étais à Swakop, je l’importais d’Italie ! Ça me coûtait un bras à chaque fois ! Bon va saler l’eau, mais tu mets pas tout ça hein, jute un peu.
Il passa en revu la liste des ingrédients, qu’il avait gardé.
– Il te manque quoi ? La levure, les tomates et la mozzarella ?
– Des tomates on en a au village, mon frère en fait pousser. Enfin, j’espère qu’il y en a toujours. Le reste je sais pas ce que c’est.
– Bon la levure, ça va…
– Kuku m’a dit que vous étiez un expert en pizza et en mozzarella.
– Bah, tous les Italiens le sont plus ou moins.
Elle revint auprès de lui, posa son coude sur la table et demanda :
– Bon alors. C’est quoi la mozzarella ?
– C’est du fromage.
– C’est tout ?
– Oui. Pourquoi, tu t’attendais à quoi ?
– Je sais pas. Je pensais que c’était un truc spécial.
– Non, c’est du fromage. Il a des vaches ton frère ?
– Oui.
– Elles font du lait ?
– Oui.
– Ben voila.
Sayowa trouvait cette réponse… comment dire… décevante. Inyambo l’avait envoyé à travers le pays, sans filet, pour… du fromage ? Elle fixa l’ami de son grand-père, intriguée.
– Comment vous avez connu Kuku ?
– Écoute, je vais te montrer comment on fait cuire les pâtes al dente. Il faudra bien surveiller la minuterie. Après je te raconte.

Ils dégustèrent la plâtrée de penne, assaisonnées d’un filet d’huile d’olive d’Emma et de quelques feuilles de basilic que Stefano alla chercher dans le jardin. « Il n’y a besoin de rien d’autre », affirma-t-il. Sayowa ajouta tout de même un bonne quantité de sel.
Il s’installa alors confortablement dans son fauteuil et commença son histoire :
« Dans ma jeunesse, je te parle de ça c’était les années soixante, je travaillais pour une boite italienne. Je voyageais beaucoup pour le business (il prononçait bi-zi-nés). On peut dire que j’ai vu le monde ! L’Europe bien sûr, le Moyen Orient, l’Asie et tu t’en doutes, l’Afrique.
« Bref, là où j’ai rencontré ton grand-père c’était en Somalie. Je devais avoir vingt-cinq ans, donc Inyambo avait un peu plus. C’était… que je ne dise pas de bêtise… oui, c’était à cet hôtel. A ça Sayowa, tu aurais vu cet hôtel, c’était quelque chose ! A l’époque, pour le business, on restait dans de beaux hôtels. Tu me diras, je suis mieux ici que dans tout ce luxe.
« Je crois bien que c’était au bar de cet hôtel. Il m’a payé un verre le bougre, on a discuté, on a sympathisé, bim bam boum, une semaine après on se promenait tous les deux dans la Great Rift Valley en Éthiopie. Il ne savait pas qu’on pouvait voyager pour le plaisir l’Inyambino ! C’est moi qui lui ai appris ! Deux semaines qu’on a passé dans la brousse.
« On s’est revu quelques années après. J’avais un voyage d’affaire à Johannesburg, cette fois c’est lui qui m’a emmené voir les chutes Victoria. Ou Mosi-oa-Tunya comme il préfère dire. Ah ça, l’émancipation des Africains il y tient. Il l’aime pas cette Victoria !
« Et bon, la vie a suivi son cours, je me suis installé en Italie, je me suis marié, j’ai eu des enfants, j’ai divorcé, que du bonheur quoi. Après tout ça, j’ai eu besoin de m’échapper. La première personne que j’ai eu en tête, c’était Inyambo. C’est pour ça que je suis allé en Namibie et que j’ai ouvert la maison d’hôte à Swakop. Mais bon, je l’ai pas trop vu Inyambo à cette période. Lui aussi s’est marié. Et puis il était occupé avec ses trucs politiques. Bref c’était plus pareil. La dernière fois que je l’ai vu, ta mère était toute petite.
« Je me suis donc concentré sur mon hôtel. Mais bon, tu as vu, « Torino » c’est pas trop dans le thème à Swakop. Alors j’ai vendu à un Allemand qui était très content et j’ai pu prendre ma retraite. J’ai hésité à rentrer en Italie, mais il n’y avait rien pour moi là bas. Finalement, j’ai trouvé le compromis parfait : Cape Town. On se croirait sur la Méditerrané ! A part la mer qui est un peu agitée mais bon, on va pas se plaindre hein !
« Voila l’histoire, en gros. Finalement avec Inyambo, on ne s’est pas vu tant de fois, mais je sais pas… on rigolait bien quoi. Et on discutait bien aussi. Je sais pas combien de fois on a refait le monde tous les deux.
« Et maintenant il envoie sa petite-fille au casse pipe à travers l’Afrique pour me retrouver. Tu sais, je disais que tu lui ressemblais. Eh bien pas que physiquement. Ce que tu as fait là, c’est du Inyambo tout craché ! Suffisamment folle pour le faire et suffisamment maline pour s’en tirer. »
Sayowa buvait ses paroles, découvrait une partie du passé de son grand-père qu’elle ignorait. En écoutant Stefano parler, elle comprit que ce n’était pas l’histoire en elle-même qui dévoilait la relation entre les deux hommes, c’était la façon dont il la racontait. Plein de nostalgie, mais aussi de regrets.
Lorsque Stefano conclut, il y eut un silence de plusieurs minutes. Le soleil disparaissait derrière la montagne, peignant la mer de reflets orange. La fraîcheur du soir fit redoubler l’activité des insectes du jardin.
Stefano regardait au loin, l’air absent. Enfin il dit :
– Ce que je comprends toujours pas, c’est pourquoi il t’a envoyé comme ça, toute seule. Enfin, excuse-moi Sayowa, mais tu es quand même très jeune pour avoir traversé ce que tu as traversé. Trop jeune si tu veux mon avis. Qu’est ce qui lui à prit à Inyambo. Tu le sais toi ?
Elle fit une grimace, elle ne le savait pas.
– Vous êtes toujours sur la petite île là, entre le Zambezi et le Chobe ?
– Oui, tu y es déjà allé ?
– Une fois, rapidement. C’est là ou j’avais vu ta maman, toute bébé. Eh ben tu sais quoi, on va aller lui demander à ton grand-père ! Il doit être mort d’inquiétude d’ailleurs que tu ne sois toujours pas rentrée. Vous n’avez pas le téléphone là bas ?
– Non.
– Bien sûr, ça aurait été trop simple. Bon, je pense qu’on en a pour deux jours de route. On est quel jour là ? Mercredi ? D’accord, alors demain on part tôt, on passe la nuit à Windhoek, on arrive chez toi vendredi soir et on tire les oreilles de ton grand-père. Ça te va ?
– Ça me va !
Il leva la main en l’air, elle tapa dedans : « high five ! »

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Texte extrait de « Recette de pizza pour débutant » © (SACD) Thomas Botte

Thomas Botte