Chapitre 13 – Impalila

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Sayowa était à la fenêtre. Elle ne dormait pas. Sa peau noire se confondait avec la nuit. Le ciel étoilé, seul repère constant où qu’elle soit allée, était témoin de son insomnie. Elle attendait le matin en compagnie des remous lointains de l’océan.
Lentement, l’horizon devint plus clair. Les étoiles s’éteignirent unes à unes, le soleil apparut, le monde s’éveilla. Une bande de mouettes se chamaillaient en volant, leurs silhouettes seules visibles en contre jours.
Une alarme retentit. Stefano, la veille, l’avait programmée pour cinq heures et demie du matin.
Elle replaça les draps sur le lit (qu’elle avait peu usé), sortit de la chambre, s’installa sur une chaise dans le petit salon toujours mal éclairé et patienta encore.
Après quelques minutes, Stefano émergea, les quelques cheveux qui lui restaient sur la tête ébouriffés, les paupières presque closes.
Alors qu’elle ouvrait la bouche, il la coupa d’un geste de la main.
– D’abord café.
D’un tiroir il sortit une boite en métal, d’un placard une petite cafetière. Avec des gestes machinaux, il transféra le contenu du récipient dans le réservoir de l’ustensile, qu’il plaça ensuite sur la gazinière. Une petite flamme en chatouilla le fond jusqu’aux crépitements de l’ébullition.
Sayowa observait.
Il sortit une petite tasse d’un autre rangement et y versa le résultat de ses manipulations. L’arôme du café était très fort. Il but lentement, reposant la tasse entre chaque gorgée. Enfin, son visage s’illumina. Il regarda Sayowa.
– Tu en veux ?
– Non merci.
Ce qu’elle voulait, c’était partir.
– On va y aller, dit-il, comme s’il avait deviné la pensée de son invitée. Tu es prête toi ?
– Oui, oui.
– Bon. Je vais m’habiller, chercher mon sac et c’est partit.
Il s’absenta brièvement et réapparut dans les mêmes vêtements que la veille, trimbalant par la anse un gros sac à dos vert clair. Il le posa au sol, produisant un tintement lourd.
– Je n’arrive pas à croire que tu as fait tout ce chemin avec juste ça, dit-il en montrant le chitenge de Sayowa.
Elle se leva.
– Et maintenant le chemin du retour !

La voiture de Stefano était une petite camionnette rustique aux essieux hauts. Il était difficile de déterminer si elle était beige, ou blanche et sale.
– Ne t’en fais pas, elle n’a pas l’air de grand-chose, mais elle roule bien, assura-t-il.
Il jeta son sac à l’arrière, ouvrit la portière pour Sayowa, fit le tour du véhicule, vérifia les phares, tapa les pneus de la pointe de son pied.
Finalement assit derrière le volant, il mit la clef dans le contact et resta la main dessus.
– Attends, il faut que j’aille chercher quelque chose.
Il sortit, se dirigea vers le jardin. Sayowa hésita quelques secondes, et partit à sa suite. Elle contourna la villa et le retrouva devant un arbre duquel il avait cueillit quelques fruits jaunes. Quand elle l’eut rejoint, il lui en lança un qu’elle rattrapa au vol.
– Des citrons de Menton ! Des citrons comme ça tu n’en goutteras pas tous les jours Sayowa ! Ça fera plaisir à Inyambo non ?
– Oui, je pense. Mais il faudrait partir par ce que…
– Oui, oui, allez.
Il avait une dizaine de citrons empilés dans les bras. Il fit quelques pas en direction de la voiture et s’arrêta.
– Tu sais quoi, je vais chercher une caisse, comme ça je pourrais en prendre plus.
Avant que Sayowa n’ait le temps de dire quoi que ce soit, il avait disparu au coin de la maison. Il revint avec une grosse cagette profonde en plastique noir.
Les dix minutes suivantes furent passées à dépouiller les branches de leurs agrumes et à méticuleusement les arranger dans la caisse.
L’arbre nu, l’Italien fut satisfait. Il saisit la cagette des deux mains, la souleva, émettant un grognement étouffé en découvrant le poids de la cargaison. Il la porta à bout de bras, titubant, jusqu’au coffre de la camionnette, la fit glisser jusqu’au fond. Il s’étira longuement le dos en gémissant.
De retour derrière le volant, quelques perles de sueur coulant sur son front, il posa sa main sur le contact.
– Attends…
Sayowa leva les yeux au ciel alors qu’il repartait en courant vers le jardin. Il revint, pressé, avec deux branches qu’il tendit à la fillette. L’une, provenant d’un arbre, avait de grandes feuilles poisseuses à trois lobes, l’autre, issue de l’un des buissons de plantes aromatiques, en avait de plus petite, ovales.
– Tiens, on verra ce qu’on peut faire avec ça.
– D’accord. C’est bon on y va ?
Sayowa n’avait aucune idée de ce qu’il avait l’intention de « faire avec ça », ni même ce que « ça » était, mais elle préférait ne pas le distraire avec des questions.
– Andiamo !
Il tourna le contact. Le moteur crachota, ils prirent la route.
Très vite, les soubresauts de la voiture accomplirent ce que le lit avait échoué de faire pendant la nuit. Sayowa se détendit, s’assoupit… elle rentrait.

– Sayowa. Sayowa, réveille-toi.
Elle ouvrit les yeux. Elle ignorait combien de temps s’était écoulé.
– On arrive à la frontière, dit calmement Stefano.
– Ah oui, ça encore. Comment on va faire ?
– Ne t’en fais pas. Tu rentres dans ton pays, donc il ne devrait pas y avoir de soucis. Cache-toi juste quand on passe la barrière. Si on te parle, ne dis rien.
Il secoua la tête.
– Ça aussi il faudra qu’il m’explique l’Inyambo. Pas de passeport, pas de pièce d’identité, quand même…

Tout se passa comme prévu. Ils étaient maintenant en Namibie, parcourant ces immenses étendues dans lesquelles on pouvait rouler plusieurs heures sans rencontrer la moindre trace de zone habitée.
– Je comprends toujours pas ce qui se passe à ces frontières, dit Sayowa.
– A la frontière on change de pays, donc il faut montrer son passeport.
– Mais pourquoi ?
– Ouh là, ça c’est de la géopolitique, je suis pas sûr d’être le mieux placer pour t’expliquer.
– Personne n’arrive à m’expliquer.
– Tu sais, dès fois il faut pas trop chercher à comprendre. C’est comme ça et puis c’est tout, il faut se plier aux règles, qu’on les considère juste ou non. Il faut choisir ses batailles quoi.
– Ces frontières, je ne comprends pas ce qu’elles font là.
– On croirait entendre ton grand-père dis donc. A l’école, ils te disent quoi là dessus ?
– A l’école ? Rien, c’est nul l’école.
– Il faut pas dire ça ! C’est important l’école.
– C’est ce que tout le monde dit. Mais on n’apprend rien et il n’y a que des idiots. Il faut juste retenir les leçons par cœur. Je sais pas, la maîtresse ne nous enseigne rien d’intéressant.
– Rien du tout ?
– Enfin si, mais la plupart des trucs servent à rien ou sont trop faciles.
– Je vois.
Il avait un sourire amusé.
– Quoi ? demanda Sayowa.
– Oh rien.
Sayowa reconnaissait la région aride qui les entourait. Elle était déjà passée par là avec le bus, deux jours plus tôt.
– Et cette dame blonde alors ? Elle non-plus ne t’a rien appris ?
– Ah si, elle c’était bien quand elle est venue. Elle était intelligente !
– Qu’est ce qu’elle t’a appris ? A part une recette de cuisine ?
– Ben…
Sayowa se trouva incapable de se souvenir d’un seul mot prononcé par la dame.
– C’était sur les moustiquaires je crois.
– Ah ben tu vois, quand on t’apprend quelque chose, tu t’en souviens pas !
– Oui mais aussi c’était la façon dont elle parlait. Elle parlait super vite, on comprenait pas trop. Ah oui ! Et les préservatifs !
– Il faut faire quoi avec les préservatifs ?
– Ben…
– Oui je vois le genre. Elle était quoi ? Peace Corps ?
– Peace quoi ?
Il eut un nouveau sourire narquois.
– Tu sais, c’est pas évident pour les gens comme elle d’avoir l’impact qu’ils veulent vraiment avoir. Ils viennent dans vos écoles, ils vous parlent de chose sûrement très intéressantes, vous les enfants vous les admirez, vous êtes contents mais vous n’écoutez rien.
– Non mais…
– Mais de votre côté, n’oubliez pas qu’ils sont aussi des êtres humains, comme ta maîtresse, comme ton grand-père, comme moi. C’est pas parce qu’ils viennent de loin qu’ils sont mieux. Tu comprends bien ça non ?
– Oui je crois.
– Ils ont juste des connaissances différentes. Disons complémentaires. Et c’est pour ça qu’il faut rencontrer des gens différents, pour obtenir des perspectives différentes. Mais garde en tête que toi aussi tu as des connaissances qu’eux n’ont pas. Il faut voir ça comme un échange, à deux directions. Tu prends ce qu’ils t’apportent et tu donnes en échange.
– Je donne quoi ?
– Ne t’en fais pas, tu donnes sans t’en rendre compte.
Sayowa n’insista pas. Voilà qu’il se mettait à donner des leçons aussi vagues que celles d’Inyambo. Elle comprenait mieux pourquoi ces deux là s’entendaient bien.
– Finalement, je n’ai pas réunit tous les ingrédients, dit-elle pour changer de sujet.
– Ben si !
– Non, il me manque le fromage et l’autre truc.
– On verra ce qu’on peut faire, dit Stefano, d’un air volontairement mystérieux.

Ils arrivèrent à Windhoek. Il faisait déjà nuit. Là, ils étaient à peu près à mi-chemin.
Stefano l’emmena dans un Backpackers pour passer la nuit. Tout le monde l’y appelait par son nom : « Ciao signore Stefano ! » Il était visiblement un habitué. Il réserva une chambre avec deux lits simples. Au moment de récupérer les clefs, l’employé de l’accueil dit :
– Je vous accompagne pas, vous savez où c’est.
Ils passèrent quelques moments sur la terrasse, au bord d’une belle piscine, profitant de l’air frais après une journée complète sur la route. Sayowa fut fascinée par les voyageurs du monde entier qui allaient et venaient. Ils parlaient entre eux, échangeaient des conseils sur les meilleurs endroits à visiter. Elle aurait voulut connaître toutes leurs histoires. Mais les deux compagnons tombaient de fatigue. Ils n’insistèrent pas et rejoignirent vite leurs lits. D’autant plus que le lendemain ils devaient partir avant le lever du soleil si ils ne voulaient pas arriver trop tard.

Quand l’alarme de Stefano sonna, elle indiquait trois heures du matin. Il alla faire un brin de toilette alors que Sayowa restait immobile, profitant aussi longtemps qu’elle le pouvait du lit douillet.
Dans la voiture, elle ne tint pas longtemps les yeux ouverts.
Lors de fugitifs regains de conscience, elle voyait l’Italien manier sereinement le volant, tantôt d’une main, tantôt de deux, puis sombrait à nouveau.
Quand elle se réveilla pour de bon, le soleil était encore jeune dans le ciel. Enfin, en réalité, il était très vieux, plus vieux que la Terre. Il s’était levé depuis peu, voila. Et là encore on pouvait pinailler, il était plus juste de dire que la face de la planète sur laquelle ils se trouvaient venait juste de sortir de sa propre ombre. Elle mit fin à ses réflexions cosmiques en remarquant que la camionnette était à l’arrêt et que Stefano était sortit. En observant par les fenêtres, elle découvrit un lieu familier : la station service d’Otjiwarongo.
Elle sortit. Peut être était il là, le frère de George.
Elle se promena un peu. Entre les bornes à essence, quelques voitures garés, leurs conducteurs déjà énervés. Elle ne le vit pas. Elle aurait bien demandé à quelqu’un mais elle ne connaissait pas son nom. Elle doutait que « le frère de George » ne fut une description suffisante pour l’identifier.
– Sayowa ! Pronto, pronto !
Stefano l’appelait à la voiture, une tasse de café en carton à la main. Elle se hâta de reprendre sa place pour que l’Italien puisse manœuvrer, sortir de la station, traverser la ville et s’élancer sur la route droite.
– J’aime bien le café de station service, dit Stefano en buvant une gorgé. Il est pas bon, mais ça veut dire que je suis en road trip. Comment tu te sens toi ?
– Encore un peu endormie.
– Je veux dire, qu’est ce que ça te fait de rentrer chez toi ?
– Je suis contente. Mais j’ai un peu peur de la réaction des gens.
– Ça je veux bien te croire. Moi je sais pas, je suis nerveux. Je sais pas si tu as remarqué, mais hier matin je n’arrivais pas à partir.
Il avait la naïveté d’un enfant en disant cette phrase. Bien sûr qu’elle avait remarqué.
– Tu peux dormir encore si tu veux. Je te réveille s’il se passe quelque chose d’intéressant.
Sayowa replia ses jambes sur son siège, posa la tête contre la vitre et ferma les yeux. Elle ne dormait pas vraiment, mais n’était pas non plus éveillée. En tout cas elle ne se sentait pas de discuter. Elle aurait voulut se téléporter pour arriver tout de suite chez elle. Elle voulait aussi que son voyage ne se termina pas. Elle voulait revoir sa famille, elle était curieuse d’assister aux retrouvailles des deux amis, mais elle appréhendait de perdre la sensation de liberté, de contrôle sur sa vie qu’elle avait acquise depuis son départ. Son aventure terminée, allait-elle apprécier le retour à la simplicité, à la routine des journées, à l’école ? Ou au contraire allait-elle trouver tout cela ennuyeux, maintenant qu’elle avait goûté au vaste monde qui existait au-delà des deux rivières qui encloraient son île ?

Ils entrèrent dans Rundu un peut avant midi. Une petite pause, quelques étirements, un déjeuner rapide, deux cafés pour Stefano, ils repartirent. Ils faisaient une bonne moyenne, bientôt ils arriveraient au parc national.
Sayowa resta éveillée. Ils roulaient en silence. Cette région était plus peuplée que celles qu’ils avaient traversé jusqu’ici. Les arbres grandissaient aussi, se multipliaient. Le fleuve Okavango n’était pas loin, son influence était visible.
– Ouh là ! Je m’endors ! dit soudain Stefano, faisant sursauter Sayowa. Je vais mettre de la musique, ça te dérange pas ?
– Vas-y, tant que tu ne t’endors pas au volant.
– Passe moi le CD dans la boite à gant, là.
Sayowa ouvrit la petite trappe et en sortit un boîtier carré sur lequel était écrit « Le più belle canzoni italiane ».
– Des chansons de mon pays ça, dit Stefano en enfournant la galette dans un vieil autoradio.
Quelques notes retentirent et le mirent en grande joie. Il chanta à tue-tête, poussant sa voix jusqu’à un trémolo volontairement comique, peut-être ironique : « Lasciatemi cantare ! »
Sayowa l’observait, les yeux ronds, ne sachant si elle devait s’amuser ou s’alarmer. La fatigue pouvait induire des comportements bien étranges.
Il poursuivit allègrement, balbutiant sur la plupart des paroles, mais ne se démontant jamais. Avec des regards en coin il vérifiait l’effet que sa représentation avait sur son public. Plus Sayowa prenait l’air abasourdie, plus il exagérait.
La musique accompagna Stefano pendant plus d’une heure. Au moment où le disque rebouclait sur la première piste, ils arrivaient en vue du parc.
– Bon, on va dire que ça suffit. Ça t’a plu ?
– Oui, oui.
– En tout cas, ça m’a réveillé. Il y a toujours le checkpoint ici ?
– Ils vont contrôler notre identité encore ?
– Pas quand c’est un blanc au volant, dit Stefano avec un sourire en malicieux.
Ils se présentèrent à la barrière mobile du poste de contrôle. Celle-ci s’ouvrit en effet immédiatement, avec un signe de l’officier en uniforme militaire leur signifiant de circuler.
– Et voila le travail.
– Il faut faire attention dans le parc, il y a des animaux, dit Sayowa.
– Tu as raison, soyons attentifs. Mais en début d’après-midi je ne pense pas qu’on soit trop embêtés.
Sayowa scannait la lisère de l’épaisse forêt, souhaitant secrètement donner tort à son compagnon. Elle surveillait la route loin devant, se souvenant que le lion qu’elle avait vu la semaine précédente marchait carrément sur l’asphalte.
Stefano ne semblait pas préoccupé, il fredonnait encore ses airs italiens, une main sur le volant, l’autre dépassant de la fenêtre ouverte.
Ils passèrent devant quelques antilopes, quelques zèbres broutant sur le bord de la route. L’événement le plus marquant de la traversée fut une famille de phacochères, une maman et six petits, qui franchirent la voie assez loin devant eux.
Ils sortirent du parc sur un nouveau signe de main d’un treillis militaire.

Le reste du voyage fut sans péripétie. Ils passèrent Kongola, une heure après, Katima Mulilo, poursuivirent jusqu’à Ngoma, enjambèrent le fleuve Chobe, furent accueillis au Botswana par un éléphant tranquillement posté au bord de la route. Il ne leur resta plus qu’à rouler encore un peu pour atteindre un parking au bord de la rivière.
Stefano arrêta sa camionnette au milieu de ce terrain vague en gravier brun. Cinq autres voitures y étaient garées sans logique particulière. L’espace était entouré d’arbres et de brousse, la rive, envahie de hautes herbes aquatiques, traversées par un ponton qui s’avançait dans l’eau.
– C’est là qu’on prend le bateau, c’est ça ? demanda Stefano.
– Je sais pas. Moi je suis partie de l’autre côté, sur le Zambezi.
– Ah oui, c’est vrai. Bon je crois que c’est ici. Mais je ne vois pas de bateau.
Ils sortirent et observèrent les alentours, déserts. Un vent léger faisait tourbillonner la poussière et transportait le chant des criquets jusqu’à leurs oreilles.
Soudain, une voix forte s’exclama :
– Sayowa ?!
Un jeune homme était apparut de nulle part et marchait vers eux.
– Sayowa c’est toi ? Eh ben te voila ! Tout le monde te cherche partout !
Il était grand, le visage édenté, asymétrique. Il portait une chemise confectionnée à partir d’un chitenge à l’effigie du chef de la tribu.
– Bonjour Sima, tu vas bien ? dit Sayowa.
– Ça va bien et toi ?
– Ça va bien. Je viens juste de rentrer. Il reste des bateaux ?
– Hoho oui, attendez ici, on va vous trouver ça. Bonjour monsieur comment allez-vous ? dit le jeune homme en se tournant vers Stefano.
– Je vais bien, comment allez-vous ?
– Je vais bien. Restez ici, je reviens.
Il disparut comme il était apparut, au détour d’un arbre.
– Dans mes souvenirs il y avait plus d’agitation par ici, dit Stefano.
– Il est tard, il va bientôt faire nuit, tout le monde est déjà rentré, expliqua Sayowa.
Un rugissement de moteur retentit derrière les plantes qui cachaient le rivage. Une petite barque en métal gris glissant à la surface de l’eau émergea, accosta le ponton. Le jeune homme la manœuvrant leur fit signe de le rejoindre.
Sayowa sortit le sac de Stefano du coffre et le mit sur son propre dos, malgré ses protestations. Ils décidèrent de laisser la caisse de citron là pour le moment. Elle dut ensuite l’aider à embarquer, les jambes et le dos du vieil homme manquant la souplesse nécessaire pour enjamber le bord de l’embarcation.
Les deux passagers installés, ils filèrent vers le milieu de la rivière, accompagnés d’un ronronnement sourd.
Le fleuve n’était pas agité, mais le courant semblait important, transportant des feuilles et des branches dans la même direction qu’eux. Ils purent observer quelques belles lodges sur la rive droite, de grandes étendues de roseaux au milieu de l’eau. On ne savait pas bien s’il s’agissait d’îlots ou si ces plantes avaient juste décidé de toutes pousser au même endroit.
Sayowa savoura le parfum familier d’algues et de vase particulier à ces eaux qu’elle connaissait si bien. Elle huma longuement, elle était chez elle.
Stefano s’inquiéta de savoir s’ils risquaient de rencontrer des crocodiles ou des hippopotames. Les deux jeunes lui répondirent : « C’est bon. »
La promenade dura une quinzaine de minutes. Ils accostèrent enfin sur une petite plage de sable tassé par l’arrivée répété des bateaux et de leurs passagers. Elle montait en pente douce vers un grand arbre tordu à l’ombre duquel reposaient quelques gros blocs en béton. Un peut plus haut, un bâtiment vétuste et un chemin qui partait vers la droite.
Ils débarquèrent. Stefano voulut payer le jeune homme qui refusa fermement.
– Je suis bien content d’être celui qui a ramené Sayowa et son ami, dit-il.
Ils le saluèrent, grimpèrent le plan incliné et suivirent un moment la large route de gravier orange, celle qui traversait l’île. Au bout de cinq cent mètres, ils bifurquèrent sur une piste plus petite qui s’aventurait à droite et rejoignait un réseau de sentiers partant dans toutes les directions.
Sayowa en choisit un. Après avoir traversé ce qui pouvait être décrit comme un champ de pierres, ils arrivèrent à l’ombre d’un bosquet, longeant un ruisseau asséché qu’un pont métallique permit de franchir. Ils s’enfoncèrent alors dans le bush.
– Il n’y a pas de serpents ici ? demanda Stefano.
– Il faut juste pas marcher dessus, le rassura Sayowa.
– Je me souvenais pas que c’était si loin.
Il été trempé de sueur et respirait lourdement.
– Enfin, j’avais un autre âge aussi.
Ils distinguèrent quelques toits de chaumes, plus loin, puis le sommet du baobab, dépassant tous les autres arbres. Des cris d’oiseau s’en échappaient et raisonnaient dans la plaine.
Le cœur de Sayowa s’accéléra, agité d’un mélange d’exaltation et d’appréhension. Elle voulut, avant d’arriver à son grand-père, se rappeler de tout ce qu’elle avait appris pendent son voyage, pour bien lui raconter, mais il lui semblait qu’elle revenait avec plus de questions qu’elle n’en avait en partant.
Stefano, derrière elle, eut une toux grasse. Il était temps d’arriver.
Le village semblait désert. Tout le monde devait être en train de faire à manger. Sayowa se dirigea droit vers la hutte ronde, la seule à être équipée d’un panneau solaire.
La porte était ouverte. Elle se n’osa pas entrer.
– Kuku ?
– Sayowa ?
Des bruits précipités. Inyambo apparut. Sans cérémonie, il prit sa petite-fille dans ses bras immenses, la soulevant du sol.
– Sayowa !
Elle encercla le cou de son grand-père, posa ses coudes sur ses épaules osseuses, son front contre sa joue râpeuse.
Le bonheur de Sayowa était teint d’un peu surprise, elle ne le pensait plus capable de la porter aussi longtemps.
Quelques mètres derrière, d’une voix grave, Stefano interpella son ancien camarde :
– Salut vieux frère.
Inyambo déposa Sayowa à terre. Il dévisageait son ami. Dans un soupir il dit :
– Tu l’as trouvé…

Sayowa était assise sur le sable orange, adossée au mur, à l’extérieur de la maison d’Inyambo. Les deux hommes parlaient à l’intérieur. Le son de leur voix transparaissait par l’espace entre le mur et le toit. Elle les entendait comme si elle avait été dans la pièce.
– Ça te va pas d’être vieux Inyambino, tu ressembles à rien.
– Tu t’es vu ancêtre ?
Il y eut deux rires légers. Sayowa ne pouvait qu’imaginer leurs regards embarrassés.
– Tu es venu.
– Je suis venu. Tu es au courant de ce qui est arrivé à ta petite-fille ?
– Non, mais je sens que tu vas me le raconter.
– Déjà, elle a traversé au moins cinq frontières sans passeport. Tu peux me dire pourquoi tu l’as envoyé comme ça, sans rien ?
– Comment sans rien ? C’est son cousin de Livingstone qui garde les papiers pour toute la famille.
– Ben visiblement elle n’a pas eu l’information. Et ce cousin d’ailleurs parlons-en, il lui a fait faux bond. Elle est allée toute seule jusqu’à Swakop. Elle a failli y rester dans le désert au passage.
Sayowa entendait le reproche dans l’intonation de l’Italien.
– Et attends, c’est pas fini ! Par ce que moi, j’y étais plus à Swakop, depuis dix ans mon grand ! Tu sais où elle est venu me chercher ? A Cape Town ! C’est un miracle qu’elle soit arrivée en un seul morceau !
– A Cape Town ?
La voix de son grand-père était basse. Il était décontenancé.
– Oui. Elle m’a dit que tu lui avais dit que me trouver était « très important » ou quelque chose comme ça. Qu’est ce que tu lui as mis dans la tête ? Pour qu’elle rate une semaine d’école comme ça ?
Il y eut un long silence. Sayowa n’arrivait pas deviner ce qui se passait entre les deux amis, s’ils s’observaient, s’ils se fuyaient du regard, quelle était l’expression sur le visage d’Inyambo.
– Stefano, j’ai trois enfants, quinze petits enfants, tous grands. Sayowa est ma petite dernière, c’est la seule qui me ressemble vraiment, c’est la seule qui ne me regarde pas comme un fou sénile, c’est la seule qui… qui comprend.
Sayowa n’avait jamais entendu son grand-père parler comme ça. Lui qui était toujours assuré, ferme. Il semblait troublé, presque triste.
– Je voulais qu’elle s’émancipe, qu’elle aille voir ce qu’il y a en dehors de cette île. Je sais qu’elle est jeune, mais elle est quand même très mûre. Regarde-moi. Je vais être honnête avec toi, je n’en ai plus pour longtemps. Il fallait que je fasse quelque chose pour l’aider avant qu’il ne soit trop tard. Quand elle m’a parlé de pizza, j’ai pensé à toi. C’était peut-être une erreur…
Il continua de parler mais Sayowa ne l’entendait plus. Elle se leva et marcha lentement, sans regarder où elle allait. Elle se mit à courir à travers le village. Ses yeux se mouillaient.
Elle arriva au pied du baobab. Instinctivement, elle l’escalada, atteint la plus haute branche, s’assit en équilibre. Elle prit sa tête dans ses mains, resta un moment les yeux fermés, la respiration courte.
Comme elle se calmait, elle entendit les clapotements de l’eau tout autour d’elle. Elle ouvrit les paupières, s’essuya les joues, regarda le fleuve couler paisiblement devant elle. Le soleil se couchait dans son dos.

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Texte extrait de « Recette de pizza pour débutant » © (SACD) Thomas Botte

Thomas Botte