Chapitre 3 – L’expérience de la rivière

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La lumière de la pleine lune filtrait à travers les arbres, éclairant les pas de Sayowa. Elle devait se rendre de l’autre côté de l’île pour prendre le bateau. Elle avait très peu dormi. Tout un cocktail d’émotions l’avait empêchée de trouver le sommeil : l’excitation, l’appréhension, l’anticipation, la confusion… elle avait arrêté de les lister pour essayer de s’assoupir. Mais en vain.
Kuku et Mutondo s’étaient disputés le soir. Ou plutôt, Mutondo était allé voir son grand-père pour lui dire qu’il désapprouvait le voyage et Inyambo avait simplement répondu que c’était important.
Important… Quand même ! Pour que Mutondo s’oppose à Inyambo, il fallait qu’il soit très inquiet.
Sayowa était restée silencieuse durant l’échange. Elle n’avait pas dit grand-chose de plus jusqu’au moment de se coucher. Que penser de ce voyage ? D’un côté, elle avait toujours eu envie de partir à l’aventure comme son grand-père, de l’autre, elle n’avait jamais quitté son île. L’inconnu l’impressionnait maintenant qu’il était sur le point de devenir concret. Et les préoccupations de son frère n’étaient pas faites pour la rassurer. Mais bon, s’il y avait une chose de sûre, c’est qu’Inyambo savait ce qu’il faisait.

Elle continuait de suivre le chemin de terre. Il descendait vers la plage : une petite étendue de sable de quelques mètres qui avançait dans la rivière en pente douce.
Une dizaine de barques en bois s’y reposaient, à moitié sur terre, à moitié dans l’eau. Elles étaient peintes de couleurs différentes, mais apparaissaient toutes grises dans l’obscurité. L’écume grimpait et dégringolait la plage tranquillement, suivant les battements de cœur du fleuve.
Sayowa pausa pour observer l’étendue des flots. Sans lumière, on aurait dit un océan noir, mystérieux, dangereux.
Elle s’assit sur un rocher près des embarcations. Elle avait froid, frissonnait légèrement. Elle ne portait qu’un t-shirt à manches courtes, exposant ses bras à l’air frais de la nuit.
Ce t-shirt bleu ciel délavé était son préféré, avec un dessin d’une fusée spatiale rouge et blanche dessus. Sa mère le lui avait offert pour son anniversaire, il y a quelques années, le prenant exprès un peu large pour qu’elle puisse continuer de le mettre en grandissant. Aujourd’hui, il lui allait parfaitement. Elle se sentait bien dedans, elle le sortait seulement en de rares occasions, pour ne pas l’user trop vite.
Il y avait une petite poche au niveau du cœur qui pouvait se refermer avec un bouton en plastique blanc. C’était là qu’elle avait rangé la liste des ingrédients, qui comportait aussi le mot de son grand-père et l’adresse de Stefano. Précieux papier.
L’enveloppe avec l’argent, elle, avait trouvé place dans la poche droite de son vieux jean, un peu trop large au niveau des hanches, un peu trop court au niveau des chevilles. La poche droite, car la gauche était trouée. Aux pieds, elle portait des baskets blanches usées.
Elle avait aussi emporté un chitenge vert, à motifs rouges et noirs. Elle comptait l’utiliser pour ramener les ingrédients, en l’attachant en écharpe autour de son dos, comme faisaient parfois les femmes pour transporter leurs enfants.
Pour le moment il n’y avait rien à transporter, elle put donc le mettre sur ses épaules et se protéger du froid.
La lune n’était plus visible, trop basse en cette fin de nuit. Mais elle en voyait quand même le reflet rond, brillant dans les remous. Cette image tremblante la rassurait. La lune était à quatre cent mille kilomètres de la terre (elle avait retenu ce chiffre). Comparé à ça, les mille cinq cent kilomètres qu’elle devait faire pour trouver l’ami de son grand-père n’étaient que de la rigolade.
Elle entendait les sons de la nuit : les insectes, le vent, quelques oiseaux nocturnes, un chien qui aboyait au loin, parfois un bruit dans l’eau, comme quelque chose qui y plongeait ou qui en sortait.
Sayowa se résolut à rester vaillante. Elle redressa le dos, qu’elle avait inconsciemment arrondi à cause du froid. Voilà, digne, elle attendit.

Un bleu très foncé remplaça imperceptiblement le noir dans le ciel. Un coq chanta dans quelque village. C’était le matin.
Une large silhouette apparut à l’extrémité de la plage. L’individu s’avançait à grands pas réguliers, mais lents, s’enfonçant dans le sable. Il s’arrêta près d’une barque blanche et en détacha les amarres. En manipulant l’épaisse corde, il se tourna vers Sayowa et dit, d’une voix grave et enrouée, le visage toujours masqué par l’obscurité :
– Mulumele.
– Mulumele, répondit Sayowa.
– Hande. Tu es la petite-fille de bo Inyambo ?
– Oui.
– Viens, monte.
Sayowa approcha. L’homme la saisit sous les aisselles, la souleva sans efforts et la déposa délicatement dans l’embarcation.
La barque devait faire cinq ou six mètres de long et un et demi de large. On pouvait s’asseoir sur deux planches fixées en travers de la largeur. L’avant, pointu, était encombré d’un grand filet de pêche méticuleusement plié. A l’arrière, une plateforme accueillait un moteur équipé d’une manivelle, sur lequel l’homme s’affairait. Sur le fond de la coque était posée une bâche qui prenait presque toute la place, dont les plis faisaient penser à une chaîne de montagne miniature. Ou plutôt, à l’idée que Sayowa se faisait d’une chaîne de montagne.
Sayowa s’assit à l’arrière, à même la coque, le dos appuyé sur la paroi de la plateforme-moteur, les jambes pliées, relevées, les mains croisées sur le ventre. Elle regardait le sommet de ses genoux.
Derrière elle, l’homme fit quelques grommellements d’efforts et la barque commença à avancer lentement dans l’eau. Un grognement plus sonore la précipita complètement à flot.
La fillette entendit les éclaboussements de ses pas jusqu’à ce qu’il saute à bord, en un grand bond. Il s’assit sur la plateforme, de manière à opérer la manivelle et diriger leur course. Sayowa ne voyait que ses bottes en caoutchouc à côté d’elle. Le moteur démarra dans un vacarme assourdissant, faisant trembler toute l’embarcation. Le bateau fila.

Les vibrations résonnaient dans tout le corps de Sayowa, la vitesse accentuait le froid de l’air. Elle fixait toujours ses genoux, l’esprit engourdi.
Une bâche vint la couvrir. C’était l’homme, le pêcheur, qui l’avait tirée sur elle. Elle leva les yeux sur lui.
– Tu as froid ? dit-il.
Elle haussa les épaules. C’était sa réponse. Elle avait à peine remarqué que l’obscurité avait disparu du ciel, dévoilant le visage du pêcheur. Elle vit seulement que c’était un visage un peu âgé, abîmé par le soleil, dont les traits semblaient exagérés : de gros sourcils, un gros nez, une grande bouche, de grands plis sur le front. Il portait un bonnet. Elle n’aurait pas su dire si le ton de sa question était rude ou non.
Le regard de Sayowa retomba sur ses jambes. Le bruit et les vibrations la rendaient nauséeuse. Le mouvement rapide du bateau, qui tanguait et se heurtait aux vagues, ajoutait à son malaise.

Après une demi-heure, le moteur s’arrêta.
Sayowa, un peu sonnée, releva la tête et cligna des yeux. Le soleil était franchement levé et lui frappait le visage. C’était agréable. Elle prit une grande respiration. L’air frais de la nature lui remplit les poumons. Ça faisait du bien.
Le pêcheur se déplaça pour s’asseoir sur la planche la plus proche d’elle, de façon à lui faire face. Il la regardait de ses yeux cernés. Était-ce un regard sévère ou bienveillant ?
– Ça va petite ? demanda-t-il.
– Oui, oui.
– Tu es déjà allée sur la rivière ?
– Non. Enfin pas aussi loin.
– Eh bien viens, assied-toi ici. Regarde un peu autour de toi.
Il avait dit ces mots en ne laissant paraître aucune sorte d’émotion. Il écarta la bâche qui couvrait toujours Sayowa, lui prit la main et l’aida à se lever. Il indiqua la place à côté de lui, en tapant de son autre main.
Sayowa ôta son chitenge des ses épaules, l’enroula autour de ses hanches pour en faire une jupe et s’assit à la place indiquée.
– Regarde un peu, répéta-t-il, un léger sourire apparaissant au coin de ses lèvres, froissant quelques rides.
Sayowa regarda.
Ils flottaient au milieu du fleuve. A leur droite, cent mètres d’eau bleu foncée qui ondulait gentiment. Puis la terre, brune, pas vraiment une plage, plutôt un petit talus. Derrière, du vert. Les feuilles, les buissons, les arbres, formaient une barrière luxuriante qui cachait le continent. Enfin, au-dessus, le ciel bleu clairsemé de nuages blancs.
A leur gauche, la même chose. Seule la couleur de l’eau changeait légèrement, à peine plus grise.
Elle écouta aussi : les vagues au premier plan ; puis le vent ; plus loin, le bruissement des feuilles ; et comme toujours, les oiseaux.
Comme elle promenait ses yeux sur la scène, le pêcheur repris.
– Pas mal hein ?
– C’est beau, dit elle en continuant d’explorer.
– Ça oui c’est beau. C’est la rivière !
L’incertitude et l’inquiétude de cette nuit se dissipèrent. La nausée qui la tenait il y a quelques secondes encore, oubliée. Ce paysage lui rendait sa sérénité. Le roulis de l’eau, maintenant qu’il n’était plus amplifié par la vitesse de propulsion du moteur, la calmait.
Une pensée, qu’elle avait déjà eue vingt quatre heures plus tôt, surgit dans l’esprit de Sayowa.
– Alors il y a quatre pays ici ?
– Deux. Là, la Zambie (il pointa son doigt d’un côté), là, le Zimbabwe (doigt de l’autre côté). Mais c’est vrai, que là où on est parti, il y a le Botswana et la Namibie aussi. Les frontières se rejoignent toutes vers Kasane.
– Ho, répondit Sayowa intéressée.
– Mais bon, ça ne veut rien dire tout ça. Les gens qui habitent le long de cette rivière sont les mêmes, qu’ils soient Zambiens, Namibiens, de Zim, ou du Botswana. Enfin, je veux dire, bien sûr tout le monde est différent. Mais les gens ici ont la même culture, parlent les mêmes langues, sont des mêmes tribus, ont même les mêmes rois. Tu sais, nous les pêcheurs, on s’en fout bien dans quel pays on arrive et on débarque. Pareil pour les poissons, ils n’ont pas de nationalité eux. Tout ça c’est la rivière. Zambezi ! Le reste, les frontières artificielles, ça ne veut rien dire.
Sayowa avait écouté cette explication attentivement, mais n’était pas certaine d’en saisir tout le sens.
– Mais alors, pourquoi il y a quatre pays ? insista-t-elle.
– Alors ça, il faudra que tu demandes à ta prof d’histoire. Moi ça ne m’intéresse pas.
– Ou à mon grand-père, dit-elle à voix basse, pour elle même.
– Ha ! s’exclama le pêcheur. Ton grand-père ? M’est avis que ça ne l’intéresse pas non plus ! Haha !
Sayowa ne comprenait pas ce qui était drôle, mais n’insista pas.
Ils restèrent ainsi silencieux pendant plusieurs minutes, la barque glissant lentement dans le courant, le paysage défilant paresseusement, évoluant subtilement.
– Et les hippopotames ? Et les crocodiles ? dit-elle.
– Ha bah eux non plus ils ne se préoccupent pas de géopolitique ! Ils passent d’une rive à l’autre sans montrer de passeport, ça je te le dis.
– Mais ce n’est pas dangereux ?
– Ha, il faut faire attention, oui. Mais si on ne les embête pas ils n’ont pas de raison de nous en vouloir !
Il baissa le regard en hochant doucement la tête.
– Enfin, reprit-il en changeant de voix, de nos jours c’est vrai que… avec tout ce qui se passe, c’est plus pareil.
– Avec quoi ?
– Ben disons que, en tout cas on le voit bien. Les hippopotames par exemple, ils sont plus agressifs depuis quelques années. Moi, toute ma vie j’ai été pêcheur ici, et mon père aussi. Eh ben je te le dis, les hippopotames sont plus agressifs maintenant. Je pense que c’est à cause de tous ces gens qui se baladent en bateau et qui s’approchent d’eux. Toutes ces nouvelles maisons aussi qui se construisent, des fois ça les chasse de leurs habitats. Alors ils en ont marre, et ils attaquent les bateaux, et les crocodiles se régalent après ! Et puis bon, il y a la sécheresse aussi. Ça n’aide pas.
Sayowa savait que les hippopotames se nourrissaient essentiellement d’herbe. Comme il y avait de moins en moins d’herbe, à cause des faibles précipitations, ceux-ci avaient tendance à se rapprocher des zones habitées. C’était un problème connu sur l’île.
– Nous, on sait comment les éviter les hippopotames ! dit-elle fièrement.
– Eh oui. Mais y en a qui s’approchent trop, et boum !
– La maîtresse ressemble à un hippopotame. Mais elle on ne peut pas l’éviter.
– Ha ! T’es marrante comme petite toi ! Tiens, regarde par là.
Le pêcheur désignait un point près de la rive avec son doigt. Comme pour illustrer leur conversation, une petite paire d’oreilles rondes apparut à la surface.
– On va faire attention, il peut y en avoir d’autre, reprit-il plus sérieusement.
En effet, plus loin, quelques grosses têtes grises sortaient de l’eau, l’une après l’autre, certaines replongeant aussitôt, d’autres restant à l’air. Leurs grosses bouilles étaient charmantes, mais il ne fallait pas s’y tromper. Il s’agissait là d’animaux redoutables, qui n’hésitaient pas à renverser un bateau s’ils se sentaient menacés et étaient capables de couper un crocodile en deux, d’un simple croc. Leur lourde respiration sonnait comme un avertissement.
– Allez hop, on file d’ici ! Un peu de bruit les préviendra qu’on est là.
Il démarra la propulsion et le bateau prit de la vitesse.
Assise où elle était, les vibrations étaient plus supportables pour Sayowa. Son erreur ce matin, avait été de se coller au moteur.


La barque rebondissait sur les vagues, les gouttes projetées frappaient Sayowa au visage. Chauffées par le soleil, elles lui procuraient une sensation agréable. En se penchant, elle voyait l’eau défiler à toute vitesse sur les flancs du bateau. Au loin, les arbres passaient lentement.
Elle apprécia la course, sa cadence soutenue, le gentil chahut. Un moment elle se mit debout sur le banc et leva les bras en riant. Le pêcheur rit aussi.

Le moteur se tut une nouvelle fois. Sayowa se retourna vers son compagnon. Une nouvelle fois, il pointait le doigt vers la rive.
Un énorme crocodile prenait le soleil, allongé sur un rocher. Elle n’en avait jamais vu de cette taille. Ils s’aventuraient rarement sur l’île. Elle redoubla son sourire.
– Tu veux aller voir ? demanda le pêcheur.
– C’est pas dangereux ?
– Bah, il dort là !
Il ralluma le moteur et dirigea lentement l’embarcation vers le reptile, qui était en effet parfaitement inerte (ce qui ne voulait pas pour autant dire qu’il dormait). A quelques mètres, il coupa la locomotion, laissant l’élan emporter la barque, se rapprochant de plus en plus de la bête, jusqu’à presque pouvoir la toucher.
Ce spécimen mesurait au moins trois mètres de long, de l’extrémité de ses mâchoires démesurées, à la pointe de sa queue. Il semblait presque inoffensif dans son immobilité, mais Sayowa savait à quel type d’animal elle avait affaire. Si ses dents se saisissaient d’une proie, il ne la lâcherait plus. On se faisait alors entraîner sous l’eau jusqu’à être noyé. Après ça…
Elle frissonna.
Mais elle savait aussi que, si la bouche d’un crocodile pouvait se refermer en une fraction de seconde, elle était plutôt lente à s’ouvrir.
Comme elle se rassurait, les grandes mâchoires se décollèrent, comme au ralenti.
Elle sursauta et tomba à la renverse dans la grande bâche. Le pêcheur éclata de rire.
– T’en fais pas, il fait ça pour réguler sa température !
– Je ne m’en fais pas, dit-elle en se rasseyant.
Quand même, il fallait admettre que c’était impressionnant.
Le bateau continuait de glisser, parallèlement au corps du crocodile. Ils arrivèrent au niveau de la tête. Son petit œil jaune était ouvert, la fente noire qui le traversait verticalement semblait observer Sayowa.
– Bon, on y va non ? dit-elle.
– On y va !
Le moteur s’emballa et les éloigna du monstre. Sayowa se dit qu’en effet, « les gens » avaient tendance à faire des imprudences.

Ils avaient quitté l’île depuis près de trois heures quand Sayowa aperçut une voiture qui roulait un peu plus loin, parallèlement à la rivière, sur la gauche. La route se rapprochait du fleuve. Le pêcheur dirigea la barque vers la rive et coupa le moteur une fois de plus, les laissant glisser perpendiculairement vers la terre.
– On y est, dit-il.
Sayowa aurait aimé que la balade se poursuive. Elle aurait voulu encore profiter des connaissances de son compagnon, lui qui semblait tout savoir de son élément. Lui qui avait l’expérience de la rivière.
Elle distingua un grondement lointain, sourd mais constant. Elle savait quelle en était la source. Elle se retourna vers le pêcheur.
– On est loin des chutes ?
Le pêcheur n’eut aucune réaction. Il répondit simplement :
– Tu veux aller voir petite ?
Elle acquiesça en un hochement de tête rapide, excité.
Rallumage du moteur. Le bateau se remit dans le sens du courant et poursuivit sa course. A mesure qu’ils s’avançaient, le fleuve devenait plus large, plus calme.
Le calme avant la tempête, car le grondement, lui, gagnait en intensité, devenant audible même par-dessus le vacarme de leur propre propulsion.
Sayowa regardait droit devant elle. Au loin, les flots se perdaient dans un gigantesque nuage de fumée blanche.
– Les chutes ! gueula le pêcheur.
Le fleuve devint un delta parsemé d’îles, terminé subitement par un segment de plus d’un kilomètre de large, où l’eau disparaissait, absorbée par la cascade. L’écoulement devait continuer plus bas mais on ne pouvait pas le voir : au-delà de cette cataracte, tout était masqué par la fumée, un grand rideau blanc qui s’élevait à quatre cent mètres dans le ciel. On aurait dit que les flots se perdaient dans la brume.
En s’approchant, Sayowa comprit le phénomène à l’origine de ce brouillard. L’eau, en passant par dessus l’arête de la falaise, tombait d’une telle hauteur, acquérait une telle énergie, que l’impact auquel aboutissait sa chute la pulvérisait en une infinité de gouttelettes qui étaient alors projetées dans les airs. Très haut dans les airs.
Une île de taille moyenne coupait cet horizon surréaliste en deux. La barque se dirigeait droit dessus. Le vent transportait l’eau du nuage et les mouillait.
Ils accostèrent, traversèrent l’îlot à pieds, au milieu des rochers, de la végétation, des arbres, se rapprochant du tonnerre, se faisant de plus en plus arroser.
Ils arrivèrent à la bordure de l’île.
L’immensité envahit Sayowa par tous les sens : l’intensité du tumulte doubla soudainement quand elle vit l’abysse. Un fossé vertical de cent mètres absorbait la rivière. L’odeur de l’eau fouettait son visage, elle aurait pu la goûter en ouvrant la bouche. Le fond des chutes n’était visible que par instants, quand le vent soufflait le nuage de gouttelettes en suspension. Un grand arc-en-ciel, presque un cercle complet, apparaissait et disparaissait dans la brume. En face d’eux, une falaise parallèle formait une gorge dans laquelle les eaux tumultueuses s’échappaient.
Ils s’assirent sur un rocher trempé, les pieds dans le vide.
– Mosi-oa-Tunya ! La fumée qui fait le bruit du tonnerre. C’est comme ça que les gens appelaient cet endroit, des centaines d’années avant que David Livingstone découvre les chutes Victoria ! cria le pêcheur en riant.
Au grè du vent, le brouillard laissait parfois apercevoir un plateau, un peu plus bas, de l’autre côté de la gorge. Des gens, qui apparaissaient tout petits, observaient le spectacle sans les voir. Des touristes, se dit Sayowa.
Le pêcheur remarqua son regard.
– On a pas trop le droit d’être ici normalement. Les gens payent pour aller de l’autre côté. Mais comme je t’ai dit, nous autres pêcheurs on s’en fiche un peu des frontières.
Il balaya les environs d’un mouvement de tête.
– En parlant de frontière, là, tu dois être assise pile dessus. Ta fesse gauche en Zambie, ta fesse droite au Zimbabwe.
Sayowa regarda sa jambe gauche, puis sa jambe droite. Elle s’esclaffa en jetant la tête en arrière. Le mouvement la surprit et elle cru glisser dans le vide. Elle s’arrêta de rire l’air choqué et reprit de plus belle en voyant qu’elle était toujours solidement assise. Elle se sentait libre, humble. A la fois témoin et faisant partie des forces de la nature.
– Allez, il faut qu’on y aille. Tu dois retrouver ton cousin.
Cette phrase rappela à Sayowa sa mission. Elle serait bien restée avec… elle réalisa qu’elle ne connaissait pas son nom… pour explorer son fleuve pendant des jours entiers.
Ils se levèrent avec précaution et apprécièrent la fumée qui fait le bruit du tonnerre quelques instants encore. Puis, ils repartirent vers le bateau.
Sayowa reprit sa place, le pêcheur la sienne. Il ne démarra pas le moteur tout de suite.
– Tu sais, je me demande…
Il se parlait plus à lui même qu’à Sayowa.
– Nous autre pêcheurs on a aussi une part de responsabilité. Sur la rivière. Il y a de moins en moins de poissons…
Il laissa sa phrase en suspens. Puis s’adressant à Sayowa :
– Allez !

Ils accostèrent quelques centaines de mètres en amont, sur la rive zambienne, pas loin de la route. Plusieurs voitures y étaient garées. Leurs conducteurs discutaient entre eux.
Le pêcheur aida Sayowa à descendre du bateau et lui fit signe de rester là. Il se dirigea vers le groupe d’homme et leur parla.
Elle ne distinguait pas le détail de la conversation. Le pêcheur la montra du doigt, l’un des hommes sembla désapprouver de la tête. Elle entendit quelque chose en rapport avec s’occuper des touristes. Les négociations continuèrent. Sayowa entendit le pêcheur prononcer le nom de son grand-père.
Il revint vers elle et lui mit la main dans le dos en la dirigeant vers une voiture.
– Allez petite, monte là dedans.
Comme elle s’avançait, il la retint par l’épaule. Elle se retourna, il la fixa, lui fit un clin d’œil et repartit vers son bateau. L’un des hommes lança :
– En route !
Sayowa quitta son ami des yeux et monta dans la voiture.

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Texte extrait de « Recette de pizza pour débutant » © (SACD) Thomas Botte

Thomas Botte