Chapitre 4 – Muyambango

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Le paysage défilait rapidement, la vieille voiture tremblait de façon douteuse. Ils roulaient vite. Malgré la vitesse, des grains de poussière flottaient tranquillement dans l’habitacle de la berline noire. Sayowa était assise sur le siège passager, à gauche. A droite, le conducteur tenait le volant d’une seule main, nonchalamment. Les sourcils froncés, il regardait droit devant lui. Il ne lui avait pas une seule fois adressé la parole, il voulait certainement montrer qu’il aurait préféré vaquer à ses affaires habituelles plutôt que de faire cette course.
Mais le pêcheur avait dit « bo Inyambo » et l’homme avait pris Sayowa dans sa voiture. Il la conduisait maintenant quelque part, elle ne savait pas vraiment où, mais elle avait confiance. La sphère d’influence de son grand-père se manifestait visiblement jusque là. Il avait tout prévu.
Elle sortit le papier de la poche de son t-shirt. Il était humide à cause de leur aventure près des chutes, mais son intégrité n’était pas menacée. Elle le relut une nouvelle fois, recto, verso. La liste des ingrédients, l’adresse de Stefano. Deux missions dont elle était en charge. Deux missions importantes.
Elle replia le papier, le rangea dans la poche, redressa le dos et pausa les mains sur ses cuisses.

Ils roulèrent ainsi pendent quelques minutes avant de rejoindre la ville, Livingstone.
Ce nom était inscrit sur une myriade d’écriteaux : verts, blancs, de toutes les couleurs ; dans différents styles ; précédé ou suivi des mentions « hôtel », « gift shop », « craft center », « museum », etc. Des grands signes indiquaient des noms de marque, de chaînes de supermarchés, de stations d’essence, de magasins de vêtements, de restaurants, de fast-foods. Des noms qu’elle connaissait, sans se souvenir où elle les avait déjà vus.
Tous ces panneaux accompagnaient d’immenses bâtiments, encore plus grands que tous ceux de l’école réunis, de part et d’autre de la grande route à quatre voies sur laquelle ils avançaient (deux voies dans un sens, deux dans l’autre). Certains avaient deux, trois étages. Elle aperçut même un hôtel qui devait faire au moins six étages de haut. Devant chacun de ces bâtiments, de grands parkings accueillaient des dizaines de voitures. Parfois, où un bâtiment aurait dû être, il y avait un terrain vague. Une carcasse de voiture ou un chien se reposaient alors sur un terrain de sable sale.
L’artère était régulièrement interrompue par des feux de circulation tricolores, permettant aux habitants de la ville de traverser. Ceux-ci se croisaient, habillés de leurs vêtements de travail, sans que leurs regards ne se rencontrent. Il était presque huit heure du matin.
Le ciel était devenu gris, s’inspirant probablement de la couleur du béton qui était omniprésente, bien que parsemée de taches vives.

Ils ne restèrent pas bien longtemps dans ce décor. Très vite, les bâtiments se firent moins imposants. Les logos stylisés se changèrent en signes écrits à la main, avec de la peinture : « café », « china shop », « shebeen », etc. La route s’encombra de sable. Le nombre de voitures et de piétons augmenta. Le conducteur dut ralentir l’allure, afin de gérer la circulation, les gens qui marchaient dans toutes les directions, coupant devant eux sans un regard.
Il braqua à droite à une intersection, sans prêter attention au feu rouge. La densité de voitures et de piétons grimpa encore, le forçant à rouler au pas. La route descendit au milieu de stands de fruits, de légumes, de maïs grillé qui empiétaient sur la voie. Elle aboutit sur une grande place bondée de monde.
Il gara le véhicule à un endroit qui semblait adéquat, bien que le désordre ambiant rendait floue la limite entre stationnement gênant et approprié.
Une foule évoluait de façon chaotique autour de grands bus garés aléatoirement, comme une ruche d’abeilles énervées, ou une fourmilière sur laquelle on aurait marché.
L’homme sortit de la voiture et Sayowa l’imita, prudemment. Elle n’avait jamais vu autant d’êtres humains en un même endroit. Elle ne comprenait absolument pas ce qui se passait et n’avait aucune envie de s’avancer là-dedans.
– Viens, dit le conducteur, l’air pressé.
Il s’avança là-dedans.

Alors qu’ils s’enfonçaient au cœur de la station de bus, elle entendait mille voix, mille conversations, des cris, des bruits de moteur, sans rien distinguer. Tout était mélangé, rien n’avait de sens.
Son guide filait devant elle, se faufilait, jouait des épaules, tournait d’un côté, de l’autre, sûr de lui. Elle avait du mal à le suivre. Elle fixait un petit symbole rouge cousu sur le dos de sa veste noire. C’était sa bouée de sauvetage. Elle savait que si elle perdait cette tache rouge des yeux, elle était perdue.
Tout ce qui n’était pas ce manteau était flou.
Le conducteur s’arrêta net, elle manqua de le percuter. Devant eux était alignée une série de bus, plus petits que ceux de l’entrée de la station, tous de couleurs différentes.
Il pointa de son doigt un bus vert et jaune, autour duquel s’agitait un groupe de personnes vêtues de vert et jaune.
– Là, dit-il. Et il disparut.
 ? Quoi  ?
Sayowa hésita un moment, cherchant l’homme des yeux. Mais elle se rangea vite à l’évidence : il s’était dissous dans la fourmilière (ou l’hommilière ?)…
Bon, .
Elle se dirigea vers les hommes en vert et jaune. Ils s’agitaient et ne semblaient pas la voir. Elle resta plantée , au milieu du vacarme, suivant les mouvements des gens du regard.
Un homme vert et jaune la remarqua.
– Tu cherches quelque-chose ?
– Heu… oui. Mon cousin Muyambango.
Elle avait parlé timidement, presque à voix basse. Mais l’homme parut comprendre, car il se dressa sur la pointe des pieds et scruta la foule.
Après quelques secondes il s’accroupit, pour se mettre au niveau de Sayowa.
– Il est là-bas. Tu le vois ? dit-il en indiquant un homme (vert et jaune) adossé à un poteau, à peine visible à travers le ballet de jambes en mouvement.
– Litumezi, remercia Sayowa avec la coutumière révérence et les deux clappements de mains.
– Shangwe, dit l’homme, avant de disparaître à son tour, aspiré par la foule comme le conducteur.
Sayowa prit quelques secondes pour verrouiller son regard sur son nouveau but, avant de s’élancer droit devant elle, se heurtant à quelques jambes au passage.
Elle arriva en face de la personne indiquée, ouvrit la bouche et ne sut pas quoi dire. Elle resta ainsi, les bras le long du corps, la bouche entrouverte.
Il ressemblait à son frère, mais plus âgé. Il avait ce même regard jaune absent.
Muyambango dut se sentir observé, car il tourna la tête vers Sayowa. Il fixa ce petit être qui le fixait. En le voyant de face, Sayowa ravisa son jugement : il ressemblait plutôt à une jeune version de son grand-père.
– Qu’est ce qu’il y a ? Tu as besoin de quelque-chose ? demanda-t-il d’une voix paresseuse.
Sayowa se souvint qu’ils ne s’étaient jamais rencontrés. Elle entreprit de se présenter.
– Je suis Sayowa, la petite-fille de bo Inyambo.
Muyambango réfléchit quelques instants.
– La fille de Lungowe 
Sayowa fut soulagée. Elle détendit ses épaules.
– Oui, c’est ça !
– Oho, d’accord. Oui, j’ai entendu parler de toi, dit-il d’un ton presque indifférent, on ne s’est jamais rencontré je crois.
– Oui, c’est bo Inyambo qui m’a dit de venir te voir pour que tu me conduises à Swakopmund.
Le visage de Muyambango se figea, comme s’il mettait du temps à assimiler l’information.
– A quoi ? Swakop ? Comment ça ? dit-il, en prenant finalement un air déconcerté.
– En voiture, précisa Sayowa.
– Mais, pourquoi je devrais te conduire à Swakopmund ?
Son visage, décidément, resta confus. Sayowa déboutonna hâtivement la poche de son t-shirt et en sortit le papier. Elle indiqua l’adresse écrite par leurs grand-père.
– Voilà où on doit aller. Il faut qu’on soit là bas demain matin.
– Attend, attend, je comprends rien.
Sayowa ne comprenait pas ce qu’il y avait à comprendre. Elle reposa son doigt sur l’adresse et insista :
– On doit aller là, à cette adresse. C’est à Swakopmund.
– Et c’est Inyambo qui t’a dis que je te conduirais ?
– Oui, dit-elle avec évidence.
Le regard de Sayowa avait adopté la même expression que celui de son cousin. Ils se faisaient face, bêtement. Lui était pris de court par cette apparition, cette demande incongrue, elle ne voyait pas l’utilité de toutes ces questions.
Le regard de Muyambango revint à un air serein et blasé. Il leva les yeux au ciel.
– Il se fait vieux le grand-père, il ne sait plus ce qu’il raconte.
Sayowa reçut ces paroles comme un seau d’eau dans la figure. Le monde s’éteignit autour d’elle. La confiance et l’optimisme qui l’avaient gagnée en trouvant son cousin disparurent. Non seulement disparurent, mais ne furent remplacés par rien, aucune autre émotion, aucune réaction.
Un coup de klaxon retentit dans les abysses. Puis cette phrase :
– Écoute, je dois aller travailler là.
Elle resta paralysée.
– Merde, je fais quoi de toi maintenant ? Il fait chier Inyambo !
Sayowa sentit du mouvement autour d’elle. Les gens habillés en vert et jaune embarquaient dans le bus vert et jaune.
– Bon, viens avec moi. Tant pis, on verra ce soir pour que tu rentres chez toi.
Sayowa se trouva entraînée en avant (ou peut-être en arrière?), monta les marches du bus. Elle traversa le couloir, s’assit sur une banquette à côté de quelqu’un. A côté de Muyambango.
Elle tressauta. En fait, le bus tressauta. La station recula et fut remplacée par d’autres choses. Une trentaine de têtes se balançaient en phase. Elles se penchèrent toutes en même temps vers la droite, puis revinrent en position, avant de se pencher vers la gauche, toujours synchronisées.
Les choses défilaient par les fenêtres, les têtes oscillaient, les pensées ne parvenaient toujours pas à se former dans l’esprit de Sayowa. Cela dura pendant… un certain temps.

– J’aurais dû t’envoyer à l’église, à la messe, avec ma femme !
Muyambango avait parlé sans un regard pour Sayowa. Cela la fit sursauter. Elle reprit un semblant de conscience.
Elle était dans un bus qui allait elle ne savait où, pas à Swakopmund en tout cas, ils roulaient depuis quelques minutes tout au plus, ils avaient quitté la ville et traversaient la campagne sur une petite route chaotique. Elle était assise à côté d’un cousin qui se serait bien passé de sa compagnie.
Ces simples constatations lui inspirèrent un sentiment d’impuissance. La situation avait basculée si rapidement ! Pourrait-elle en reprendre le contrôle ? Et comment ?
Elle réalisa qu’elle n’avait jamais vraiment eu le contrôle. Elle s’était contentée de s’asseoir là où on lui avait dit de s’asseoir, d’aller là où on lui avait dit d’aller. Elle n’arrivait pas à décider si elle devait prendre une décision. Son esprit était encore ankylosé.
Elle jeta un regard en coin à Muyambango. Elle décida que le mieux pour le moment était de s’abstenir de lui poser des questions. De voir venir.
L’intérieur du bus était sombre malgré ses grandes fenêtres, calme malgré le ronronnement du moteur. Seules quelques conversations troublaient le silence relatif.
Il y avait comme une odeur de moisi.
Le ciel était toujours gris.
De temps en temps, elle posait la main sur la poche de son t-shirt pour parcourir les reliefs du papier qui y était rangé.

Le trajet dura encore vingt minutes.
Enfin, le bus s’arrêta en faisant pencher toutes les têtes en avant. Par les fenêtres, on voyait d’immenses champs jaunes de chaque cotés de la route. Cette vision parut familière à Sayowa, peut être l’avait-elle déjà vue dans un livre d’école, ou quelque chose comme ça. Mais elle n’avait pas vraiment l’intention de mobiliser ses souvenirs pour identifier l’endroit.
Les passagers se levèrent et débarquèrent en désordre. Muyambango fit un signe de tête à Sayowa, lui signifiant de suivre le mouvement.
Elle descendit les marches pour se retrouver face à un mur compact de fines tiges jaunes, presque aussi grandes qu’elle, surmontées de petits épis de céréale (pas du maïs, plus petit). Ces plantes se courbaient légèrement au sommet et dansaient avec le vent, comme au ralenti. 
Les uniformes verts et jaunes continuaient de sortir du bus. Elle dut s’excuser et s’écarter. Ils se dispersèrent dans toutes les directions, certains remontant la route devant le bus, d’autres vers l’arrière, d’autres encore la traversant.
Muyambango se dirigea vers l’arrière du bus. Sayowa le suivit. Ils longèrent le bitume sur deux cents mètres et bifurquèrent sur un sentier perpendiculaire qui s’enfonçait dans le champ. Un uniforme vert et jaune s’y était déjà engagé un peu avant eux.
Ils suivirent ce chemin jusqu’à une sorte de clairière, taillée directement dans les céréales. Au milieu de la clairière, un abri formé par quatre poteaux et une toile tendu protégeait une table et quelques chaises en plastique blanc. L’homme qui les précédait s’y était assis et avait sorti une gamelle de son sac.
Quand Muyambango et Sayowa arrivèrent sous l’abri, l’homme les salua d’un mouvement de tête.
– Bon appétit, dit Muyambango en se penchant sous la table.
Il découvrit un coffre en métal et en sortit deux paires de gants et deux faux aux manches longs, en bois, terminés par des croissants de métal tranchant. Il posa le tout sur la table.
– Hum, fit le gros bonhomme qui avait commencé à avaler la mixture contenu dans sa gamelle à grand coups de cuillère. Des petits granulés restaient accrochés à sa moustache.
Ses yeux, encerclés de petites rides, alternait entre son plat et Sayowa, avec un air amusé.
Muyambango enfila les gants, saisit un des outils et s’éloigna vers un autre chemin taillé plus loin dans le champ.
Sayowa fit un petit sourire à l’homme à moustache, qui grogna de nouveau, et elle repartit à la suite de son cousin.
Ils marchèrent encore un peu jusqu’à atteindre la fin de la plantation. Après ça, le champ continuait encore, mais l’herbe était rase. Les tiges avaient été coupées.
Muyambango écarta les jambes et saisit la faux des deux mains. Il la leva au dessus de ses épaules et l’abattit sur les tiges, en tranchant net une bonne quantité. Il se déplaça de quelques pas et recommença.
Sayowa, qui ne savait pas où se mettre, attendit une parole de son cousin. Mais rien ne vint. Elle se contenta donc de regarder autour d’elle, bien qu’il n’y ait pas grand-chose à voir. D’un coté il y avait des tiges, de l’autre il n’y en avait pas. Elle se demanda ce qu’étaient ces plantes. Elle savait qu’elle savait, mais ça ne lui revenait pas. Une espèce de céréale…
La tranquillité de ce lieu contrastait avec l’effervescence de la station de bus. On n’entendait que le frissonnement des tiges les unes contre les autres, perturbé régulièrement par le sifflement de la faux que Muyambango balançait, comme un pendule.
Sayowa distingua des sons identiques provenant d’autres directions, mais moins forts, désynchronisés. Elle remarqua des mouvements anormaux dans les tiges en différents endroits qui trahissaient la présence d’autres travailleurs.
Alors quelle étudiait attentivement ce spectacle atypique (jamais elle n’avait vu une telle uniformité dans un paysage : du jaune partout, du gris au dessus), un bourdonnement très léger devint perceptible. Elle mit un moment à identifier son origine, en pivotant sur place, scrutant toutes les directions.
Elle vit alors un détail qui lui avait échappé : de petits toits gris, dont la couleur se confondait presque avec le ciel, bloquaient une partie de l’horizon derrière elle. En fait ce devaient être de grands toits gris, ils étaient juste loin. Le bourdonnement devait être très bruyant si on se reprochait.
Elle voulut demander ce que c’était. Mais alors qu’elle allait ouvrir la bouche, elle se souvint qu’elle n’avait rien dit depuis Livingstone. Elle s’abstint.
Elle se laissa tomber par terre, assise en tailleur.

Petit à petit, Muyambango s’éloignait, inlassablement, au rythme de ses balancements d’épaules et des tchacs des tiges cédant au contact de l’outil.
Sayowa laissait son esprit vagabonder, bouillonnant de pensées incohérentes.

Lorsqu’il fut à plusieurs dizaines de mètres, il laissa tomber sa faux et s’étira en levant les bras vers le ciel. Sayowa n’aurait pas su dire combien de temps s’était écoulé. Plus d’une heure.
Il se retourna et s’approcha à pas lents. Il s’assit à coté d’elle en laissant échapper un grand soupir.
Ils restèrent silencieux un moment. Sayowa voyait la sueur couler sur son front.
– Tu veux faucher ? demanda-t-il.
– Non ! répondit-elle brusquement.
Il eut un léger mouvement de recul qui signifiait « ça va, ça va, pas besoin de s’énerver. »
Sayowa fut surprise du ton de sa propre voix. Elle lui en voulait visiblement toujours de ne pas avoir obéi aux ordres de leur grand-père. Pire ! De l’avoir insulté.
Ils demeurèrent donc assis côte à côte, Muyambango respirant lourdement, Sayowa évitant de croiser son regard.
Elle n’aurait pas dû lui répondre aussi violemment. Après tout, il n’avait pas été mauvais avec elle. Elle l’avait vraisemblablement dérangé ce matin, il aurait très bien pu l’abandonner à la station de bus. Au lieu de ça, il l’avait gardée avec lui, même si manifestement il aurait préféré qu’elle ne soit pas là. Elle décida de se calmer. S’énerver n’arrangerait pas la situation. Au contraire.
– Muyambango ? dit-elle.
– Quoi ? répliqua-t-il sèchement, sans la regarder.
– C’est quoi là bas ? Les toits ?
– C’est l’usine.
– L’usine… de quoi ?
Myambango tourna la tête vers elle et soupira encore.
– L’usine qui traite le blé qu’on récolte. Ils le prennent, le trie, le lave et en font de la farine.
– Ils font de la farine avec tout ça ?!
– Oui, mais pas à la main comme les memes du village, ils utilisent des machines.
Il eut un léger sourire en constatant l’incrédulité de sa jeune cousine.
– Ah bon ? Des machines comment ?
– J’en sais rien. Moi je coupe le blé et c’est tout. Ensuite ils viennent le récupérer. Ce qui se passe après, je sais pas.
– Tu n’es jamais allé dans l’usine ? Juste pour voir.
– Non. Je suis payé pour faucher, je fauche.
Sayowa se retourna vers les toits gris, curieuse. Elle plissa les yeux, dans l’espoir d’ainsi apercevoir ces mystérieuses machines. Ce fut un échec. Elle se retourna vers son cousin.
– Alors c’est tout ce que tu fais ? Tu fauches toute la journée ? Même le samedi ?
– Et le dimanche. C’est la saison de la récolte, alors il faut récolter. Pas tout le monde ne vient le week-end. Mais on est payé plus, alors moi je viens.
– A quoi ça sert d’avoir de l’argent si on est obligé de travailler tous les jours, sans en profiter, dit Sayowa dans un murmure, comme un reproche.
Muyambango souffla et se tint le dos avec les mains. Sayowa remarqua qu’il était voûté, un symptôme de son activité. Il avait soudainement l’air épuisé.
– Sayowa, tu sais combien de cousins tu as ?
Elle entama un rapide calcul dans sa tête, qu’elle abandonna en réalisant qu’elle n’en avait aucune idée. Elle haussa les épaules, Muyambango repris :
– Bon, Inyambo a trois enfants, oui ?
Sayowa acquiesça.
– Mbuyoti, ma mère, Inonge, et Lungowe, ta mère.
Sayowa confirma.
– Ma mère a eu six enfants, dont trois ont aussi eu des enfants. Moi j’ai un garçon et une fille. Inonge à eu cinq enfants je crois, dont au moins une qui a eu un enfant. Et ta mère a eu trois enfants c’est ça ?
Nouveau hochement de tête incertain de Sayowa.
– Bon ça fait combien de cousins et de petits cousins tout ça ?
Sayowa reprit son calcul, mais fut interrompue par Muyambango.
– Ça fait beaucoup ! Et c’est moi le plus âgé ! Donc je suis sensé nourrir ma femme, mes enfants et garder suffisamment d’argent pour en envoyer régulièrement à mes parents, qui redistribuent au besoin parmi tout ce bordel ! Payer les affaires scolaires d’un tel, de la nourriture pour un autre. C’est jamais assez !
Il apparaissait de plus en plus fatigué au fur et à mesure qu’il détaillait ses responsabilités d’aîné. Sayowa en éprouva une certaine compassion.
– Tu sais, ma maman aussi travaille, elle s’occupe de nous. De moi, des études de ma sœur...
– Oui, oui, c’est vrai. Désolé, je m’emporte. En plus je n’ai pas une mauvaise vie. On est bien ici. Si je peux un peu aider la famille, je le fais. Elle fait quoi ta mère ? Elle est prof d’anglais c’est ça ?
– Elle est principale maintenant, elle a été transférée dans une autre région, dit Sayowa fièrement.
– Ha, c’est bien ça. Et ton père, c’est qui déjà ?
– Je sais pas, dit Sayowa en détournant le regard.
– Ha oui, c’est vrai, j’avais oublié cette histoire.
Il y eu un silence. Un coup de vent vint caresser le champ, le faisant doucement chuchoter. 
– Il faut que je m’y remette, on est payé à la quantité de blé…
Sayowa eu un déclic et sortit hâtivement la liste des ingrédients de la poche de son t-shirt.
– Farine de blé ! Il me faut de la farine de blé ! dit-elle en pointant la première ligne de la liste du doigt.
– C’est quoi ça ?
– C’est la liste des ingrédients, c’est pour ça qu’Inyambo m’a dit d’aller à Swakopmund !
– Fais voir.
Muyambango se saisit du papier et lut le recto, puis le verso. Il secoua lentement la tête en murmurant :
– Inyambo…
Puis reprit.
– Tu sais, tu n’as pas besoin d’aller jusque sur la côte pour trouver tout ça.
– Mais Inyambo a dit que c’était important.
– On s’en fout d’Inyambo ! Il a eu son heure de gloire, mais le monde a changé. J’ai l’impression qu’il comprend pas ça. Ne fais pas attention à tout ce qu’il raconte. Quand j’étais petit il m’a mis tout un tas de choses dans la tête, mais la vraie vie c’est ça ! Il faut travailler pour gagner de l’argent, car si on n’a pas d’argent, on ne vit pas.
Aucune de ces idées n’avait de sens pour Sayowa. En tout cas, elles ne lui plaisaient pas trop. Elle les mit donc de coté pour le moment.
Devant cette absence de réaction, Muyambango n’insista pas.
– Bon, tu veux au moins prendre un peu de blé pour ta liste ?
– D’accord.
Muyambango se leva et se pencha pour ramasser une bonne quantité des tiges de blé qu’il avait coupées plus tôt. Il forma un fagot qu’il tendit à Sayowa.
Celle-ci détacha le chitenge qu’elle avait autour des hanches et l’attacha en bandoulière, le passant au dessus d’une épaule et en dessous de l’autre. Elle plaça le fagot dans le bagage ainsi formé et fit coulisser le tout pour le garder dans le dos. Elle se retourna et fit un petit signe de tête à son cousin pour le remercier. Il dit :
– Tu sais comment faire de la farine avec du maïs ? C’est la même chose avec du blé.
Sayowa sentit une goutte sur son front. Ils levèrent les yeux presque en même temps. La moitié du ciel était devenu gris foncé. Le vent s’était levé et faisait trembler le blé qui semblait avoir anticipé ce qui arrivait. L’odeur de la pluie vint à leurs narines.
Muyambango fit une moue.
– On va aller s’abriter.
Il alla ramasser sa faux et ils empruntèrent le chemin qu’ils avaient fait plus tôt, en sens inverse.
Ils arrivèrent sous l’abri presque en même temps que l’averse qui fit crépiter le toit de toile. Le moustachu était assis sur la même chaise qu’auparavant. Rien n’indiquait qu’il eut bougé. Sa gamelle avait disparu. Il ne disait toujours rien, mais regardait Sayowa de ses yeux rieurs, les sourcils en accent circonflexe, un demi-sourire caché sous sa grosse moustache poivre et sel. Muyambango était excité et visiblement contrarié.
Le moustachu prit la parole, d’une voix bourrue, peu articulée, étonnamment aiguë.
– Y vont faire v’nir le bus à midi. Moi j’vais l’prendre. Bosser dans la boue, non merci. Qu’est tu fais toi ?
– Je vais attendre que ça se calme. J’espère pouvoir faire encore quelques kilos avant qu’ils passent.
– Et toi p’tite ? dit le moustachu en se penchant vers Sayowa.
Elle ne sut pas quoi répondre. Elle regarda Muyambango qui répondit pour elle.
– Tu pourrais pas la ramener en ville ? Ma femme est à l’église jusqu’à au moins deux heure. Tu lui dit de s’en occuper jusqu’à ce soir ?
– Pas d’problème.
– Merci. Ça te va Sayowa ? Tu rentres avec lui ?
– Oui oui, d’accord.
– Parfait.
Le moustachu se leva péniblement. Il se pencha pour ramasser son sac qui était par terre et se redressa encore plus péniblement, chaque mouvement accompagné de grognements.
– On y va, dit-il.
– Allez, à ce soir Sayowa.
Le gros monsieur se dirigea vers le sentier qui rejoignait la route. Sayowa sortit prudemment de l’abri. La pluie n’était pas aussi intense que le vacarme qu’elle faisait sur la toile laissait penser. Elle se retourna pour faire un signe de main à Muyambango qui le lui rendit. Puis elle trotta pour rattraper son nouveau guide.


Arrivée à la route, elle vit en effet un bus, qui semblait identique à celui de ce matin, attendre au même endroit, mais orienté dans le sens du retour. Elle y entra, toujours à la suite du moustachu.
Une fois de plus, elle s’assit là où on lui dit de s’asseoir. Quelques ouvriers entraient les uns après les autres.
Le bus démarra, bien qu’il ne soit pas plein. Ils dépassèrent un ouvrier trempé qui courrait en faisant de grands signes. Quelques passagers rirent en lui lançant des piques à travers les fenêtres fermées : « Trop tard ! Tu prendras le prochain ! »
Pendent le trajet, Sayowa regardait la pluie s’abattre sur les vitres.

Lorsqu’ils arrivèrent à Livingstone, il ne pleuvait presque plus. De l’eau stagnait sur le béton de la station, formant de grandes flaques marrons qui éclaboussèrent chaque ouvrier qui sortait du bus. Ils eurent chacun, sans exception, un mot de plainte, une petite malédiction pour la pluie, alors que l’eau giclait sous leur pas.
La pluie, qui était plutôt une bonne chose d’après Sayowa, ne plaisait pas en ville.
Le moustachu fit signe qu’il allait acheter quelque-chose dans une petite boutique à la périphérie de la station.
Sayowa remarqua que l’endroit s’était calmé depuis le matin, sûrement à cause de la pluie, où alors à cause de l’horaire. Il y avait moins de bus, moins de monde, plus d’eau.
Dans le coin opposé à celui où ils étaient arrivés, un groupement de voiture à sept places attira son attention. Elle bloqua dessus un moment et ne vit pas le moustachu qui était revenu près d’elle.
– C’est bon, on y va, dit-il.
Elle ne répondit pas tout de suite, fixant toujours les voitures. Elle demanda enfin :
– Est ce qu’il y a des voitures qui vont à Swakopmund ?

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Texte extrait de « Recette de pizza pour débutant » © (SACD) Thomas Botte

Thomas Botte