Chapitre 5 – La route

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Le cœur de Sayowa battait à cent à l’heure, plus vite encore que la voiture dans laquelle elle était assise. Par la fenêtre, elle voyait disparaître le grand panneau rouge sur lequel était écrit « UNAM Katima Mulilo Campus ».
C’était là que sa grande sœur étudiait. Il était encore temps de tout arrêter. De dire : « Conducteur ! Je descend là ! ». C’est ce que Muyambango lui aurait dit de faire. C’est ce qui aurait été raisonnable.
Elle ne dit rien.
La voiture prit un virage à droite, le campus s’éclipsa.
Elle voulut parler, mais ne put produire aucun son. Son souffle était court. Son cerveau faisait des délibérations trop rapides pour qu’elle puisse les formuler.
Le conducteur, impitoyable, poursuivait la traversée de la ville, alors que Sayowa demeurait paralysée.
Des stations services, des hangars, des cabanes au bord de la route… un nouveau signe les remercia d’avoir visité Katima Mulilo et leur souhaita une bonne route.


Quatre heures plus tôt, à la station de bus de Livingstone, elle avait demandé au moustachu de prévenir la femme de Muyambango qu’elle trouverait d’elle même un moyen de rentrer à la maison.
Après une courte investigation auprès des conducteurs qui allaient en Namibie, elle avait appris que les voitures n’allaient pas jusqu’à Swakopmund. Elle s’arrêtaient généralement à Rundu, à mi-chemin, et partaient tôt le matin.
Alors qu’elle était sur le point d’abandonner son projet et de demander où elle pourrait trouver un transport pour effectivement rentrer chez elle, un homme était venu la trouver. Il lui avait dit qu’il y avait une voiture pour Swakopmund. Elle était presque pleine et allait bientôt partir. Elle avait dut négocier, montrer ses yeux de chien battu, car la somme d’argent qu’elle possédait n’était pas suffisante.
Sans trop d’efforts, elle avait réussi à se faire prendre en pitié et avait pu monter dans la sept places.
Une demi heure plus tard, la voiture était pleine, ils étaient partis.
Ils avaient quitté la ville et pris la route vers la frontière namibienne. Cette route était tellement accidentée qu’ils avaient rarement dépassé les quarante kilomètres à l’heure, obligés de slalomer entre les nids de poules qui étaient presque des cratères.
Ils avaient mis trois heures pour faire deux cents kilomètres, jusqu’à un pont qui traversait le fleuve Zambezi, vers le poste frontière.
Là, il y avait eu un coup de chaud, quand le conducteur avait appris qu’elle n’avait pas de passeport. Elle avait cru un moment que son voyage était terminé, mais on lui avait indiqué un moyen (pas exactement légal) de traverser la frontière à pied.
Elle avait suivi le conseil, était arrivée en Namibie et avait retrouvé la voiture.
C’est peu après qu’elle avait aperçu le panneau indiquant le campus de l’université de Katima Mulilo.

Ils avançaient maintenant à cent vingt kilomètre à l’heure, s’éloignant chaque minute de deux kilomètres de son île, se rapprochant d’autant de Swakopmund.
Elle était assise au milieu d’une banquette recouverte d’une housse violette, entre une femme et un vieil homme. Derrière elle, sur une banquette similaire, étaient installés une jeune femme, deux enfants plus jeunes qu’elle et un adolescent d’une quinzaine d’année.
Devant elle, il y avait le conducteur et un homme de cinquante ans. Son oncle, ou quelque chose comme ça.
C’était cet homme qui était venu la trouver à Livingstone et avec qui elle avait négocié le prix de son siège. C’était aussi lui qui lui avait expliqué comment traverser la frontière. Il était grand, imposant, mais inspirait de la confiance. Il portait une veste rouge avec des bandes réfléchissantes argentées, ce qui avait bien aidé Sayowa à retrouver la voiture.
Il y avait eu très peu de conversation depuis leur départ. Seule une musique à faible volume, qu’on oubliait facilement si on n’y faisait pas attention. Parfois, le conducteur passait une chanson, en appuyant sur un bouton de l’autoradio encastré dans un gros morceau de polystyrène, au centre du tableau de bord.
Sayowa avait passé le plus clair de son temps à paniquer intérieurement.
Maintenant qu’ils avaient quitté Katima Mulilo, l’option de rentrer chez elle devenait moins réalisable à chaque seconde. Elle finit par accepter la situation dans laquelle elle s’était mise : elle avait pris la décision d’aller à Swakopmund, elle allait s’y tenir.
Ne plus avoir de porte de sortie la détendit.

Le paysage n’avait pas beaucoup évolué depuis Livingstone : des arbres, du bush, de temps un temps un village, quelques maisons en terre solitaires, des vaches. Ils croisaient régulièrement une voiture qui roulait en sens inverse et les frôlait dans un grand « woush ». La route n’avait qu’une voie dans chaque sens, séparées par de simples pointillés de peinture blanche. Le ciel était redevenu bleu, mais des nuages ça et là menaçaient toujours de faire revenir la pluie.
Ils roulaient en ligne droite, le conducteur avait pu prendre de la vitesse. Ce qu’ils avaient fait en quatre heures jusqu’ici, ils l’auraient fait en moins de deux s’ils avaient pu rouler aussi vite.
Cette accélération sembla ragaillardir le conducteur. D’un mouvement de poignet, il tourna le bouton du volume de l’autoradio au maximum. Les battements de percussions, accompagnés de sons électroniques confus, tantôt graves, tantôt aigus, mêlés à une voix modulée, envahirent tout l’habitacle. Le vacarme fit trembler les tympans de Sayowa.
Elle n’eut le temps d’apprécier cette cacophonie que pour cinq secondes avant que la femme assise à sa gauche ne lance une longue plainte aiguë, suivie d’un discours énervé adressé au conducteur. Les mots étaient presque inaudibles, mêlés à la musique, mais le sens global était clair : « baisse-moi ce boucan ! »
Le conducteur s’empressa de tourner le bouton dans l’autre sens. Le volume redevint raisonnable.
Cet incident avait bien amusé Sayowa. Elle savoura l’air coupable sur le visage du conducteur et la moue de la femme qui avait l’air de signifier « non mais ho ! ». Elle réalisa qu’elle n’avait presque pas regardé ses compagnons de voyage depuis leur départ, toute occupée qu’elle était à débattre silencieusement avec elle-même.
Elle se mit donc à observer les deux adversaires. Le conducteur était un jeune homme au visage rond, la peau abîmée par les vestiges de la puberté. On devinait des dessins tracés au rasoir directement dans ses cheveux courts, sous une casquette noire placée légèrement de travers. Sa petite taille et un t-shirt très moulant aux couleurs vives le faisait apparaître encore plus musclé qu’il n’était. Il se tournait régulièrement pour échanger quelques mots avec la personne assise à coté de lui, son oncle au manteau rouge, que Sayowa connaissait déjà.
La femme à gauche de Sayowa, qui avant sa fulgurante intervention somnolait la tête penchée, était maintenant bien éveillée. Sa fureur la rendait immense. Sa grandeur était encore amplifiée par une coiffure compliquée, entremêlée de grosses tresses qui lui ajoutait vingt centimètres. Son petit nez et ses petits yeux lançaient des éclairs. Elle portait une robe bleue foncée qui accompagnait ses formes généreuses et des bijoux argentés. Elle gardait un grand sac à main en tissu coloré sur ses genoux.
Cette inspection faite, Sayowa passa au vieil homme assis à sa droite. Il n’avait pas fait un seul mouvement depuis qu’elle était entrée dans la voiture, même lors de l’épisode qui venait de survenir. Dire qu’il était vieux était un euphémisme. Il avait l’air d’avoir sept cents ans. Son corps était chétif, son visage tout rabougri, à peine visible sous une quantité indénombrable de rides. Sans ses yeux grands ouverts, dont les pupilles seules bougeaient de temps à autre, Sayowa aurait pu croire qu’elle était assise à coté d’un morceau de bois glissé dans une large chemise beige.
Elle aurait enfin voulu se retourner pour détailler les passagers de la banquette arrière, mais cela n’aurait pas été approprié. Elle se contenta donc de leur réflexion dans le rétroviseur intérieur qui était juste en face d’elle. En inclinant légèrement la tête, elle pouvait facilement passer d’un visage à l’autre.
Elle commença par l’adolescent assis derrière le vieil homme. Il était très grand et très fin. Peut importe la façon dont elle se tordait le cou, elle n’arrivait à voir que son menton. Elle put uniquement constater ses long bras maigres, dépassant d’un t-shirt blanc uni. Il les changeait régulièrement de position, ne sachant manifestement pas quoi en faire. Sayowa reconnut ce comportement typique des gens qui ont grandi trop vite. Vu la vitesse à laquelle elle poussait elle-même, il était très possible qu’elle se retrouve bientôt dans la même situation.
Elle bougea légèrement ses propres bras, qui encerclaient son chitenge entortillé autour du fagot de blé, placé sur ses cuisses. Oui, ça allait toujours. Elle appréciait ses proportions, il n’y avait pas de raison que ça change.
Elle passa au siège suivant, celui juste derrière le sien. Cette fois, elle eu le problème inverse. Elle ne voyait que le haut de la tête de ces deux enfants qui partageaient la même place. En se soulevant un peu, elle eu les têtes en entier. Il y avait une fille qui devait avoir sept ans et un garçon, plus petit. Elle, avait des traits fins et une coiffure à la mode, qui consistait à séparer les cheveux en de nombreuses portions pour former de petits nœuds. Lui, avait une tête toute ronde, toute rasée, de grosses joues, la bouche en « o », pleine de miettes de pain et de confiture. Elle sourit devant ce regard à l’air perpétuellement abasourdi.
Il fallut conclure cette revue avec la dernière passagère. La meilleure pour la fin, se dit Sayowa quand elle eut placé cet ultime visage dans le cadre du miroir. En effet il s’agissait là d’un beau visage, jeune, bien maquillé, avec des lèvres bien dessinées, des yeux ombragés par d’interminables cils. Elle était coiffée d’une cascade de fines tresses bien faites, un peu comme celles de Sayowa, placées précisément sur des épaules couvertes d’un tissu rayé de blanc et de bleu. Des grandes boucles d’oreilles venaient parfaire le tout.
Sayowa admira cette splendeur un long moment, puis bougea la tête pour cadrer son propre visage dans le rétroviseur. Elle y vit ses grand yeux, son nez, bien moins fin que celui de la belle fille, ses lèvres, moins bien dessinées, son haut front. Peut être qu’avec un peu de maquillage elle pourrait aussi bien tout arranger. Elle laissa rapidement tomber l’idée. Elle aimait bien son visage comme ça. Elle se sourit à elle même.
Elle baissa le regard pour voir la route, toujours toute droite, qui se faisait avaler par le pare-choc noir et poussiéreux de la voiture.


Un panneau indiqua « Kongola ». Ils traversèrent le petit bourg rapidement et arrivèrent en vue d’une barrière actionnée manuellement par un officier en treillis militaire.
– Merde, le check-point ! dit l’homme au manteau rouge.
Il se retourna vivement vers Sayowa.
– Tu as pas une carte d’identité ? Un acte de naissance ? N’importe quoi ?
Sayowa dut répondre négativement à toutes ces questions.
– Heu… cache-toi !
– Trop tard, dit le conducteur.
En effet ils étaient arrivés vite. L’agent pouvait déjà voir ce qui se passait dans la voiture à travers le grand pare-brise.
Lorsqu’ils furent à son niveau, le conducteur baissa la vitre et salua l’homme en uniforme. Sayowa ne bougeait pas un muscle et retenait sa respiration, comme si cela pouvait la rendre invisible.
– Bonjour, jusqu’où vous allez comme ça ? demanda l’agent.
– Swakop, répondit l’homme en rouge.
– Swakopmund ?! Vous savez qu’il est déjà dix-huit heure ? Vous allez rouler toute la nuit ?
– Oui monsieur, dit le conducteur.
L’agent s’adressa aux passagers.
– Ça va là dedans ?
Le chœur des passagers répondit dans un brouhaha qui signifiait en gros : « ça va et vous ? »
L’agent posa son regard sur Sayowa qui n’avait pas répondu.
– Ça va toi ? Tu vas sur la côte ?
– Oui monsieur, dit-elle en se sentant devenir blême.
Cette simple phrase allait la dénoncer à coup sûr ! La culpabilité se lisait sur ses joues. Elle ne comprenait pas exactement de quoi elle était coupable, mais elle allait avoir des ennuis.
L’agent garda ses yeux sur elle un moment, puis dévoila un grand sourire édenté. Il se retourna vers le conducteur.
– Bon, faites attention sur la route. Il ne vous reste qu’une heure de soleil alors n’allez pas trop vite dans le parc.
Il fit un signe de la main et la barrière se leva.
Le conducteur le remercia et accéléra.
Il y eu un soupir collectif dans la voiture, tous se retournèrent vers Sayowa (sauf le vieil homme). La jeune fille assise à l’arrière passa même son bras par dessus le dossier de la banquette pour lui donner deux gentilles tapes sur l’épaule.
– Eh ben, on a eu chaud, hein ? dit l’homme en rouge. Ne roule pas trop vite toi.
Après cet événement, Sayowa sentit que l’ambiance avait changé dans la voiture. Ils étaient devenus une sorte de communauté. Bien qu’ils vinrent clairement tous de mondes différents, pour ce trajet, ces quinze heures qu’ils allaient passer ensemble jusqu’à leur destination, ils étaient dans le même bateau (façon de parler, puisqu’ils étaient dans une auto). Elle parcourut chaque visage du regard, les remerciant des yeux.
La route traversa une rivière, offrant une vue dégagée, laissant apparaître les prémices du coucher de soleil : l’horizon commençait à rougeoyer.
– On entre dans le parc national, dit l’homme en rouge, ouvrez les yeux pour les animaux ! Et toi, ralentis un peu, ils sortent à la tombée de la nuit, surtout au début de parc.
La rivière passée, la route plongea dans une épaisse forêt. Un panneau rond leur interdit de dépasser les quatre-vingts kilomètres à l’heure. Un autre, triangulaire, les prévenait de faire attention aux éléphants.
Le compteur de vitesse qui indiquait cent vingt kilomètres à l’heure, tomba à cent. Après une longue courbe, l’homme à la veste rouge s’écria :
– Stop ! Stop ! Là-bas, tu vois ?
Il y avait quelque-chose sur la route, à trois cent mètres. Sayowa ne l’avait pas remarqué d’aussi loin.
– Des éléphants, dit l’homme, garde tes distances. S’il y en a là-bas, c’est qu’il y en a partout.
La voiture s’arrêta. Le conducteur coupa même le contact. Ils attendirent en silence, scrutant toutes les directions pour vérifier la prédiction de l’homme en rouge.
– Là.
C’était le vieil homme qui avait dit ce mot, dans un râle, comme si ça avait été son dernier souffle de vie. Il pointait un doigt tremblant vers un point de la forêt.
En effet, un groupe d’éléphants secouait les arbres à seulement quelques dizaines de mètres d’eux.
– Bien vu madala !
L’homme en rouge indiqua un autre endroit de la forêt. Une trompe sortit des arbres. D’immenses pattes emmenaient une grosse bête grise sur la route, cinquante mètres devant. L’imposante tête se tourna vers eux, ses petits yeux les fixèrent, les défenses menaçantes, les oreilles battantes en signe d’avertissement. Cette grosse femelle les jugea ainsi un instant. Elle dut les considérer inoffensifs, car le reste de la troupe émergea bientôt de la lisière de la forêt, tous en même temps, comme si la matriarche leur avait envoyé un signal inaudible.
– Ils doivent aller à la rivière, dit l’homme en chuchotant, comme si cette précaution était nécessaire.
– Oh là là, oh là là, faisait la femme assise à coté de Sayowa, alors que des centaines d’éléphants surgissaient de toutes parts, du petit groupe qu’ils avaient d’abord aperçu, jusqu’à bien derrière eux. Certains contournaient nonchalamment la voiture sans la considérer.
Quand de nouveaux individus apparaissaient d’un coté de la route, ceux qui avaient déjà traversé disparaissaient de l’autre.
Ce ballet dura plusieurs minutes. Ces animaux, aux proportions impressionnantes, se déplaçaient avec une certaine grâce, qui devenait fascinante. Sayowa se laissa charmer par ces bêtes incroyables. Elle voyait l’intelligence dans leurs petits yeux noirs, la constatait dans leurs interactions, lorsque les mamans poussaient les enfants qui s’intéressaient de trop près à la voiture par exemple. Ils lui inspiraient un profond respect avec leur attitude calme. Peut être aussi parce qu’elle savait qu’un seul d’entre eux pouvait renverser la voiture d’un simple coup de tête, s’il sentait la troupe menacée.

La foule passée, ils attendirent quelques minutes au cas où des retardataires apparaîtraient. 
Enfin, ils reprirent la route.
Le ciel était devenu orange.
Le vieil homme se tourna lentement vers Sayowa et dit d’une voix qui tremblait autant que son corps :
– Alors ma petite, tu as déjà vu des éléphants comme ça ?
– Jamais autant, mais il y en a qui viennent des fois sur mon île, pendant la saison sèche, quand la rivière est basse.
– Les bébés étaient trop mignons ! lança la voix de la petite-fille derrière.
– Trop mignons ! confirma le petit garçon.
Cela rappela une histoire à Sayowa.
– Un jour un éléphanteau est venu à notre école, quand j’avais six ans. Il était tout petit, trop beau ! On voulait tous sortir pour aller jouer avec lui. On n’écoutait plus ce que disait la maîtresse, on était tous aux fenêtres. Mais la maîtresse nous a interdit de sortir. Elle s’est mise devant la porte pour la bloquer. Elle nous a expliqué que les éléphants sont des animaux très sociaux, et que s’il y avait un enfant, il devait il y avoir sa maman pas loin et que si on s’en approchait, elle pourrait nous attaquer. Alors on l’a juste regardé par la fenêtre et il est parti.
– Trop la chance ! dirent les deux enfants en chœur.
Elle se sentait fière. Elle avait raconté une histoire, partagé ses connaissances, comme son grand-père.
Même, elle venait de vivre une aventure qu’elle pourrait lui raconter quand elle rentrerait. Jamais elle n’avait été aussi certaine d’avoir pris la bonne décision en désobéissant à son cousin. En partant seule pour Swakopmund.

Un peu plus tard, quelque chose sortit encore des arbres au loin et traversa la route. L’obscurité du soir rendait l’identification de cette nouvelle apparition difficile. Le conducteur ralentit par prudence. Il s’avançait presque au pas, alors que la chose marchait tranquillement sur le bitume, dans leur direction.
– Un lion !
Sayowa n’eut pas le temps de comprendre qui avait parlé. La femme à côté d’elle s’écriait déjà, paniquée :
– Accélère ! Accélère ! Il va nous attaquer !
Le conducteur s’exécuta, ils dépassèrent l’imposant félin à bonne vitesse. Sayowa ne l’aperçut qu’une seconde par la fenêtre. Il ne leur avait même pas prêté attention.
Dans ce flash elle avait tout de même pu voir son œil marron. Elle en garda une grande impression.
En se retournant, elle vit le fauve disparaître rapidement comme ils s’éloignaient. Elle aurait préféré qu’ils passent lentement, pour pouvoir bien l’observer.
La femme se remit doucement de sa terreur.

La nuit tomba rapidement, ils continuèrent à la seule lumière de leurs phares. Parfois une lueur sur le bord de la route indiquait une zone habitée. De temps en temps, une voiture roulant dans l’autre sens les éblouissait, arrachant quelques gros mots de la bouche du conducteur.
Le dernier incident qui survint dans le parc fut lorsque la femme ouvrit la fenêtre pour se débarrasser d’une bouteille en plastique. Cette action entraîna immédiatement de vives critiques de la part de la jeune femme et de l’adolescent assis à l’arrière : « Quand même ! Polluer un parc national comme ça ! C’est à cause de gens comme vous que notre pays est sale ! ».
« Roh, ça va » fut la seule défense de la femme.

La sortie du parc n’était pas contrôlée comme l’entrée. Il n’y eut donc pas de nouvelles émotions quant à l’absence de documents d’identité de Sayowa.
Le voyage tomba alors dans une certaine monotonie. La nuit rendait le paysage uniformément noir, la fatigue fit tomber quelques têtes, les douces oscillations de la voiture berçaient les passagers. Seule une conversation intermittente persistait entre le conducteur et son oncle, pour combattre le sommeil.
Sayowa, dont la journée avait été remplie autant d’événements que d’émotions, sentit sa conscience défaillir.


Un gargouillement venu de son estomac la réveilla et lui rappela qu’elle n’avait rien mangé depuis le matin. Elle avait bien bu quelques gorgées d’eau, mais leurs valeurs nutritives n’étaient évidement pas suffisantes pour calmer un appétit.
Elle n’était pas la seule à avoir relevé la tête. Ils étaient en effet arrivés dans une ville, les lumières des rues avaient réveillé toute la voiture à l’exception des deux enfants.
Le conducteur prit un virage pour s’engager dans une station service assez animée, malgré l’heure tardive. Des voitures stationnaient sur le grand terrain de terre qui bordait les pompes à essence. Une certaine effervescence les entourait. Un écriteau au dessus de l’entrée de la station indiqua qu’ils étaient à Rundu.
La voiture s’arrêta, tous sortirent. Sayowa prêta son bras au vieil homme pour l’aider.
L’homme en rouge et la femme s’adressèrent à Sayowa presque en même temps, pour lui demander si elle avait à manger avec elle et si elle souhaitait aller aux toilettes. Sa réponse fut « non et oui ».
L’homme commanda à son neveu d’aller acheter quelque chose dans la station, la femme entraîna Sayowa avec elle aux toilettes.

Quelques instants après, ils partageaient, debout à l’extérieur de la voiture, un assortiment de tourtes garnies de légumes et des frites de pomme-de-terre fraîches, enroulées dans du papier journal.
Quand Sayowa les remercia, l’homme lui rappela ce proverbe dont personne ne connaît l’origine et que chacun applique à sa façon : « In Africa we share ».
Ils se remémorèrent leurs aventures dans le parc en finissant leur repas et ce fut déjà l’heure de reprendre la route.
L’homme en rouge s’installa au volant, donnant l’opportunité à son neveu de dormir, lui qui conduisait depuis plus de neuf heures. Quand celui-ci voulut incliner son siège pour optimiser sa position de repos, il déclencha à nouveau les foudres de la femme qui s’était pris le dossier dans la tête. Ils s’accordèrent sur une position intermédiaire, le voyage se poursuivit.

Sayowa, repue, ne résista pas longtemps à l’appel du sommeil. Elle tomba contre l’épaule de la femme. Celle-ci avait profité du siège incliné devant elle pour s’en servir d’oreiller, la tête penchée en avant.
A l’arrière, le petit était endormi dans les bras de la petite, elle même affalée sur les genoux de la jeune fille qui avait la joue appuyée sur la fenêtre. L’adolescent avait le cou jeté en arrière. Sa bouche grande ouverte produisait une grande variété de sons, sollicitant toute l’étendue du spectre des fréquences audibles.
Seuls étaient restés éveillés l’homme en rouge qui conduisait et le vieil homme.
Sayowa ouvrait les yeux quand les lumières d’une nouvelle ville ou d’une nouvelle station service filtraient à travers ses paupières. Elle observait alors un moment la lune, les étoiles, mais refermait vite les paupières.
Elle rêva de Stefano, qu’elle le retrouvait au bord de l’océan, qu’il lui donnait de la mozzarella et du sel.

A son réveil, elle ne se souvenait plus du visage qu’elle avait imaginé pour l’ami de son grand-père, ni de ce qu’était la mozzarella. Mais ce n’étaient pas ces détails là qui l’avaient perturbée.
Il fallait qu’elle vérifie quelque chose, elle avait eu une idée.
C’étaient encore les lumières d’une ville qui l’avait réveillée. L’homme en rouge se gara à une énième station service et sortit s’étirer les bras et les jambes.
Sayowa bouscula un peu la femme pour ouvrir la porte, lui passa par dessus les jambes, sortit à son tour. L’air frais de la nuit lui fouetta le visage, la ravivant complètement. La façade de la station lui indiqua qu’ils étaient à Otjiwarongo et qu’il était presque cinq heures du matin. Elle avait dormi plusieurs heures et se sentait parfaitement reposée.
Elle pénétra dans le bâtiment et se retrouva dans un petit magasin, éclairé d’une lumière blême par de vieux néons. Des petits rayons proposaient des paquets de chips, des barres de chocolats, des sachets de biscuits. Rien qui ne l’intéressait.
Elle marcha un peu, promenant son regard au hasard, quand elle trouva ce qu’elle cherchait.
Sur un mur était affichée une grande carte routière de la Namibie. Elle s’approcha et apprécia sa trouvaille. Elle aimait bien les cartes.
Elle la balaya des yeux et trouva le point qui indiquait Otjiwarongo, presque au centre. Elle posa son index dessus. Voilà où elle était.
Elle continua son exploration jusqu’à trouver Swakopmund. Le point était au bord de l’océan, complètement à l’ouest sur la carte, un peu au sud de leur position. La route qui rejoignait les deux points formait une diagonale de quatre cents kilomètres.
Du regard, elle parcourut la côte atlantique, partant de Swakopmund, remontant vers le nord jusqu’à atteindre la latitude à laquelle son doigt était placé. Lentement, elle le fit glisser horizontalement, quittant Otjiwarongo, jusqu’à atteindre l’océan.
Son doigt indiquait maintenant un point, trois cents kilomètres au nord de Swakopmund, au bord de l’eau, intitulé « Torra Bay ».
Elle resta comme ça un moment, l’index posé sur cette nouvelle ville, le regard balayant la côte entre Swakopmund et Torra Bay.
Elle se remémorait un cours de géographie, au cours duquel la maîtresse avait dit que c’était là, sur cette côte atlantique, que le sel qu’ils achetaient était extrait. Elle leur avait montré des photos de grands lacs salés au bord de l’océan et de grosses machines industrielles.
Ça se passait vers là, quelque part à portée de doigt.
Et si, au lieu de prendre cette diagonale pour aller à Swakopmund, elle prenait la perpendiculaire jusqu’à l’océan, pour redescendre ensuite par la côte ? Ça lui permettrait d’explorer cette partie de la carte dont elle avait entendu parler en classe. De voir où était fait le sel (qui en plus était un ingrédient de sa liste !).
Ça rallongeait un peu le chemin, mais ça valait sûrement le détour. La côte namibienne, elle le savait, avait une renommée mondiale !

Elle retrouva l’homme à la veste rouge et lui parla de son idée. Celui-ci admit que la côte, c’était en effet quelque chose à voir, mais qu’ils ne pouvaient pas se permettre de faire un si grand détour. Ils devaient être à Swakopmund ce matin-même et l’heure tournait. Il ajouta « désolé petite » en payant l’employé de la station service.
Ce refus conforta encore plus Sayowa dans son projet. Elle avait désobéi à Muyambango la veille, ça avait été la meilleure décision de sa vie ! Elle ne pouvait pas abandonner aussi facilement. Elle insista.
– Est ce qu’il n’y a pas d’autres voitures qui prennent ce chemin ?
– Peut être, mais je ne saurais pas te dire où, et surtout je te rappelle que tu n’as plus d’argent !

Vingt minutes plus tard, Sayowa était dans une voiture conduite par l’employé de la station service, en route dans la direction de Torra Bay.

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Texte extrait de « Recette de pizza pour débutant » © (SACD) Thomas Botte

Thomas Botte