Chapitre 6 – Le désert

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– Merci beaucoup pour votre aide ! dit Sayowa à l’homme qui conduisait.
– C’est bien normal. J’avais terminé mon service de toute façon, répondit l’employé de la station service.
Il portait une combinaison bleue et une casquette à l’effigie d’une compagnie pétrolière. Son visage était long, ovale, simple, éclairé uniquement par les voyants du tableau de bord.
– Enfin, vous avez travaillé toute la nuit, vous devez vouloir vous reposer.
– Mais non, il n’y a pas beaucoup de travail la nuit, on ne se fatigue pas. Et puis qu’est-ce que j’aurais fait un dimanche à cinq heures du matin ?
– Dormir ?
– On a toute la mort pour dormir, tant qu’on est en vie il faut en profiter. Et puis ça fait tellement longtemps que je ne suis pas allé me balader dans le Damaraland. Tu vas voir comme c’est beau ! C’est de là que je viens, je suis Damara. D’où tu viens toi ?
– Zambezi.
– Ha ! Vous avez de l’eau vous là-bas ! Tu vas voir, ici c’est le désert ! Mais c’est beau hein !
– Oui, on a plein de rivières et des grands arbres !
– Eh ben nous on a des petits arbres. Tu es quoi alors ? Comme tribu ? Lozi ?
– Heu… c’est un peu compliqué.
– Bah, ces histoires de tribu, je ne sais pas si c’est vraiment important. On est tous des êtres humains non ? Et c’est pour ça qu’il faut s’entraider ! Tu vas voir comme elle est belle ma région.
Ils roulaient sur une route de gravier, la voiture tremblait. A cette heure-ci, le soleil était déjà en train de se lever sur l’île de Sayowa. Ici, il faisait encore nuit. Elle fit une petite gymnastique mentale pour se remémorer pourquoi, plus on allait vers l’ouest, plus le soleil se levait tard. Elle se rappela une expérience qu’elle avait faite avec son grand-père, un ballon de foot et une lampe. La lampe (le soleil) n’éclairait qu’une partie de la Terre (le ballon). La Terre tournait d’ouest en est, donc… oui bon voilà, c’était quelque-chose comme ça.
Quand même, quelle chance elle avait eu que cet employé de la station service entende la conversation qu’elle avait avec l’homme en rouge, qu’il termine le travail juste à ce moment-là et qu’il lui propose, de lui même, de l’emmener vers la côte ! Il avait dit qu’il ne pouvait pas aller jusqu’à Torra Bay, mais qu’il l’emmènerait à Springbokwasser. De là elle ne serait pas loin de la côte, elle trouverait sûrement un autre transport.
La poussière soulevée par les roues pénétrait dans l’habitacle au travers des fenêtres entrouvertes. Il était impossible de les fermer complètement à cause des émanations d’essence qui s'échappaient de la combinaison de l’homme. « Je suis désolé pour l’odeur » avait-il dit quand Sayowa était montée.


– Tu es courageuse de voyager toute seule comme tu fais. Mais tu dois faire attention à qui tu as affaire quand même. Moi ça va, mais il ne faut pas monter dans une voiture avec n’importe qui.
– Mais vous ça va, dit Sayowa avec un sourire.
– Moi ça va !
Les lueurs de l’aurore apparaissaient, diluaient l’obscurité, dévoilaient les reliefs du paysage. On devinait les prémices des montagnes du Damaraland.
– Et qu’est-ce que tu vas faire à Torra Bay ?
– En fait je vais à Swakopmund, mais je voulais voir la côte.
– Swakop ?! Wouh, t’es pas arrivée !
– C’est loin ?
– Un peu oui ! Et ce n’est pas une bonne route comme celle que prennent tes amis, ceux que tu as laissés à Otjiwarongo. On ne peut pas rouler aussi vite, ça prend plus de temps.
– Mais c’est bien quand même la côte, non ? C’est là où ils font le sel.
– Je n’y suis jamais allé, mais il paraît que c’est bien oui.
– Moi, je vais y aller, dit Sayowa fièrement. Si je pouvais conduire et que j’avais une voiture, j’irais partout.
– Et moi il me semble que même sans voiture, tu te débrouilles pas mal. Depuis Zambezi jusqu’ici, wouh !
– Je vais voir un ami de mon grand-père à Swakopmund. Il est Italien.
– Italien ? C’est quoi ça ? C’est à côté de l’Allemagne ?
– Je crois oui. Ils sont experts en pizza et en mozzarella.
– Dis donc, tu en sais des choses toi. Moi je sais même pas ce que c’est mozzarella.
Il fit un signe de tête vers la fenêtre.
– Regarde mon pays.
Derrière eux, le soleil s’était levé. Ses rayons rouges donnaient leurs teintes aux collines et aux montagnes. Sayowa, qui ne connaissait que les plaines et la végétation luxuriante des abords des rivières, découvrit une région aride. Par endroit, il y avait d’énormes empilements de rochers, comme si une main de géant les avait regroupés et entassés là, pour une raison mystérieuse. Quelques arbres, petits, presque des buissons, existaient bien mais ils devaient se sentir seuls dans ce royaume minéral. Les montagnes semblaient vivantes, mais pas de la même vie que la rivière. La rivière changeait, évoluait à chaque instant, alors que la montagne vivait d’une vie immuable, aussi ancienne que la Terre elle même.
– Alors ? demanda l’employé.
– C’est magnifique, répondit Sayowa.
Elle fut surprise d’entendre l’émotion dans sa voix.
– On se sent tout petit.
L’employé approuva d’un hochement de tête.


Le soleil s’élevait toujours, il prit sa couleur dorée. Sayowa comprit alors que la rougeur du paysage n’était pas due à l’aube, c’était la teinte naturelle des roches. Cette constatation accrut encore son émerveillement. La disposition des pierres, la forme des montagnes, changeait à chaque virage, à chaque côte.
Un moment, Sayowa vit deux girafes qui se nourrissaient sur un arbre. Elle fut surprise de voir des animaux de cette taille dans cette région.
Les falaises se rapprochaient progressivement de la route, pour former un canyon qui les mena à une intersection. La direction de Springbokwasser était à gauche.
Ils prirent le virage. La piste devint encore plus chaotique et les éloigna brièvement des reliefs. Ils traversèrent un lit de rivière asséchée, recouvert d’une prairie, dont l’herbe avait des reflets argentés qui changeaient avec le vent.
Très vite, les montagnes réapparurent. Ils gagnèrent de l’altitude, parcoururent quelques lacets, arrivèrent au sommet d’un col.
L’employé arrêta la voiture sur une aire aménagée à l’intérieur d’une courbe, équipée d’une petite table et de quatre sièges en pierre.
– Allez, petit-déjeuner !
Ils sortirent, Sayowa découvrit ce qui se cachait dans leur dos depuis des kilomètres : ils étaient au bord d’un précipice ; toute la vallée creusée par la rivière était visible, encerclée par de hauts plateaux de couleur rouille. C’était une vision majestueuse, irréelle, émouvante. 
L’employé sortit une boite en plastique et deux cuillères, posa ce service sur la table en pierre. Ils partagèrent une espèce de porridge en admirant la vue.


Ensuite, la route descendit et ils laissèrent les montagnes derrière eux. Ils continuèrent encore un peu au milieu de collines rocheuses grises, bordées de terre marron et de sable.
Après quelques kilomètres encore, un obstacle entrava la voie. Sayowa le vit de loin d’abord, puis discerna les détails alors qu’ils s’approchaient : un portail bloquait le passage. C’était un simple cadre de métal recouvert de grillage. Il était bordé d’un mur de pierres rouges et brunes, provenant des montagnes qu’ils avaient quittées. Un édifice se cachait derrière la paroi, on n’en voyait que le toit, pointu, métallique. Sayowa réalisa que c’était la première habitation qu’ils voyaient depuis au moins deux heures.
De grosses lettres blanches en relief montées sur le mur annonçaient : « Springbokwasser Skeleton Coast Park ».
– Voilà où je te laisse, dit l’employé de la station.
– Springbokwasser c’est… ?
– L’entrée de la Skeleton Coast. Il y a toujours des gens qui viennent visiter le parc. Attends un peu là et tu trouveras une voiture qui t’emmènera jusqu’à Swakopmund.
– Encore merci pour tout, dit Sayowa en ouvrant la portière.
– Attend un peu. Prend ça.
Il lui tendit une bouteille d’eau en plastique d’un litre et demi.
– Merci beaucoup.
– Et bonne chance hein, pour trouver ton ami italien !
Sans un mot de plus, il fit demi-tour et disparut dans un nuage de poussière.
Sayowa attendit qu’il se dissipe. Elle plaça la bouteille d’eau dans son chitenge qu’elle portait toujours en bandoulière.
Elle était maintenant seule, le silence était intense. Une petite brise rafraîchissante et matinale la caressait. Elle se dirigea vers le portail, entreprit de l’ouvrir. Il était lourd, grippé et fit un horrible grincement quand elle l’actionna. Elle dut utiliser ses deux mains et ajouter le poids de son corps afin d’obtenir une ouverture lui permettant de passer.
De l’autre côté, elle eut le sentiment que le paysage était différent, même si elle n’aurait pas su expliquer en quoi.
Deux grands arbres ombrageaient un chemin délimité par de grosses pierres, menant à l’entrée du bâtiment. Un homme était assis, ou plutôt affalé, sur une chaise de camping à l’ombre. Son visage était caché par un chapeau en paille et une barbe touffue. Sayowa n’arrivait pas à savoir s’il dormait ou non. Il n’avait pas fait un mouvement depuis qu’elle était arrivée.
Elle s’approcha, en faisant traîner ses pieds dans le gravier, espérant que le bruit ainsi produit le ferait réagir. Mais si le portail ne l’avait pas réveillé, il y avait peu de chance pour que quelques grattements sur le sol lui fassent de l’effet.
Il grogna.
– Oui ?
Il avait parlé sans bouger un muscle.
– Heu… c’est loin la côte ? demanda Sayowa.
– Tu y es. C’est écrit devant, répondit-il, toujours sans un mouvement.
– Ha, heu, et il y a des voitures qui passent ici ?
– Des fois.
– Ha.
Elle ne savait pas quoi ajouter.
– Et, heu, vous pensez qu’une voiture passera bientôt ?
– Je sais pas.
– Il y a beaucoup de voitures qui sont passées depuis ce matin ?
– Non.
– Combien.
– Aucune.
– Aucune ?!
– C’est pas la saison.
– La saison… des voitures ?
– La saison touristique.
– Ha. Bon, et peut-être que je peux marcher un peu, jusqu’à ce qu’une voiture passe. Non ?
– Si tu veux te balader, tu peux.
– Ha, bon. Merci monsieur.
Elle resta un moment interdite. Elle ne tenait pas à rester trop longtemps en compagnie de cet homme. Ce serait certainement plus agréable de marcher jusqu’à la côte, d’attendre au bord de l’océan qu’une voiture passe.
– Bon, et bien j’y vais alors, dit-elle.
Un ultime grognement lui répondit.
Il n’y avait qu’une seule route, elle ne pouvait pas se tromper. Elle était dans le parc de la Côte des Squelettes (nommée ainsi à cause des nombreux naufrages qui ont eu lieu sur cette partie de l’océan Atlantique). L’homme lui avait bien confirmé, donc pas de problème.
Elle s’engagea sur la route et s’éloigna du portail.

Elle marchait au milieu de la voie faite de terre et de graviers compactés par les passages répétés de pneus. Des petites pierres anguleuses éparpillées volaient au moindre coup de pied. Un peu de vent l’accompagnait et suffisait à soulever la poussière qui entrait alors dans son nez et dans sa bouche. Elle pouvait la sentir sur sa langue. Une gorgée d’eau faisait vite passer cette sensation.
Elle avait passé le plus clair de ces dernières vingt quatre heures assise dans une voiture, solliciter ses jambes lui faisait du bien. On allait moins vite, certes, mais on pouvait plus apprécier le paysage.
Après un moment elle ne vit plus l’entrée du parc. Elle était seule au monde dans ce paysage désolé. Elle s’imagina vu du ciel, comme par un oiseau. Elle devait être un petit point noir, minuscule dans l’immensité blonde de ce désert.
Parfois elle repérait un caillou au bord de la route, plus gros que les autres, dont l’ombre abritait une touffe d’herbe. Elle s’arrêtait alors et l’examinait, admirant la persistance de la végétation. De rares petits buissons marron avaient aussi poussé sur les collines qui bordaient la route. En dehors de ça, et d’un insecte occasionnel, tout était mort. Cette remarque la fit philosopher. Son esprit s’envola vers toutes sortes de réflexions, sur la vie, l’univers et le reste.


Le soleil, dans son dos, lui chauffait la nuque. Elle prit une nouvelle gorgée d’eau et plaça son chitenge de façon à couvrir la portion de peau exposée.
Elle n’entendait que le craquement du gravier sous ses pas, régulier, comme le battement de son cœur. On aurait dit le rythme d’une chanson.
Elle se mit à chanter à tue-tête un chant traditionnel de sa tribu, dont le sens véritable lui échappait, mais dont elle aimait la mélodie. Bien que sa voix raisonna à peine sur les petites dunes, le silence était tel que l’écho revenait toujours à ses oreilles. Elle se sentait libre, vivante, forte… extravagante d’oser être ici.

Chanter en marchant épuisait rapidement le souffle, ouvrir la bouche signifiait que plus de poussière y pénétrait. Elle fit une pause et but. Elle en était à la moitié de la bouteille.
Voilà un moment qu’elle marchait, l’océan ne devait pas être loin.
Elle reprit sa promenade, sans relâche, en prenant soin de mieux gérer son souffle.

Le soleil était pile au dessus de sa tête. Son ombre était réduite à un point au dessous de ses pieds. Les collines avaient disparu, la roche était progressivement remplacée par du sable. Elle pouvait voir à perte de vue. Il n’y avait rien à voir. Tout était identique, dans toutes les directions. Elle marchait depuis longtemps, l’océan ne devait pas être loin. D’ailleurs tout ce sable, il y avait bien du sable au bord de l’océan, c’était bien une indication.
Elle avait chaud. La poussière avait créé sur sa peau une fine pellicule qui disparaissait quand elle passait son doigt. Elle écrivit son nom sur son avant bras.
Elle avait chaud. L’océan ne devait pas être loin.


Il n’y avait plus du tout de végétation. Elle était seule, au milieu du chemin tracé dans le désert. Ça portait bien son nom, le désert. C’était vraiment désert. Elle but une gorgée d’eau. 
La chaleur faisait onduler l’air tout autour d’elle. La route, infiniment droite, semblait danser.
Elle crut voir quelque chose au loin, qui se rapprochait. Un éléphant ? Non, un nuage de poussière. Qui devenait plus gros. Et plus gros. Un son. Un bruit de moteur. Un bruit de moteur qui retentissait dans le silence. Qui avançait vers elle. Elle vit une voiture, minuscule d’abord.
Le 4x4 blanc roulait à toute vitesse, rebondissait sur les bosses. Malheureusement, il n’allait pas dans la bonne direction.
Elle se mit sur le côté, car elle doutait que le conducteur l’ait vue.
L’engin passa devant elle très vite, l’éclaboussant de fumée, projetant des petites pierres sur son corps. Elle dut fermer les yeux et se retourner.
Étrangement, le son de la voiture, qui aurait dû s’éloigner rapidement, se rapprocha.
La poussière s’étant un peu dissipée, elle vit le 4x4 reculer et s’arrêter à quelques mètres.
Quatre personnes en sortirent : deux femmes et deux hommes blancs. Un couple de jeunes, grands, beaux et bronzés ; un couple de vieux, petits, replets et rouges.
Ils étaient tous les quatre assortis : une chemise beige, un short beige, un chapeau beige et des lunettes de soleil noires. Ils avaient des poches sur presque chaque centimètre carré de tissu et chacun avait quelque chose autour du cou. Les deux vieux une paire de jumelles, le jeune un gros appareil photo et la jeune femme un foulard vert.
Celle-ci mit ses mains sur sa figure en regardant la petite fille au bord de la route et s’écria quelque chose dans une langue étrangère. Elle était majestueuse avec ses jambes interminables, ses cheveux long, noirs, droits, lisses.
Elle s’approcha et s’accroupit devant Sayowa, sans que ses genoux ne touchent le sol. Elle dit avec un grand sourire.
– Bonjour toi, comment tu vas ?
– Je-vais-bien-et-comment-allez-vous ?
Sayowa avait dit ces mots instinctivement.
– Hooo, mais tu es trop mimi !
Elle se retourna et cria quelque chose dans sa langue étrange, puis continua :
– Dis donc, tu aimes les sucreries ma belle ?
– Oui madame, répondit Sayowa, sagement, comme si elle répondait à une question en classe.
L’autre femme s’était approchée avec un sac en plastique à la main. De près, Sayowa remarqua que sa peau était non seulement rouge, mais aussi brillante, couverte d’une sorte de crème blanchâtre qui faisait des pâtés par endroits. Elle dit quelque chose et ouvrit le sac. La belle femme y inséra sa main et en retira une poignée de petits bonbons au caramel, emballés dans des sachets individuels.
Elle les plaça dans ses deux mains et les tendit à Sayowa, les paumes tournées vers le ciel, comme une offrande.
Sayowa hésita.
– Vas-y, n’ait pas peur, c’est pour toi.
– Merci madame.
Elle empoigna les bonbons et les mit dans la poche de son jean, vide depuis qu’elle avait donné tout son argent à l’homme en rouge.
– Tu es vraiment belle toi, tu sais ?
– Merci madame, répéta Sayowa.
– Est ce qu’on peut prendre une photo toutes les trois ? Tu pourras la voir après.
– Oui madame, d’accord.
La femme se retourna une nouvelle fois et cria quelque chose aux hommes. Le jeune saisit son appareil photo. Il eut quelques mots et les deux femmes se placèrent de chaque coté de Sayowa : la jeune, toujours accroupie, passa le bras autour de ses épaules, l’autre resta debout.
L’homme mit un genou à terre, pointa l’appareil photo, mit l’œil dans le viseur. Sayowa se raidit. Elle fixa l’objectif et retint sa respiration. Il y eu très léger « clic » et l’homme leva le pouce en l’air.
– Sehr schön !
Sayowa reconnut ces mots. C’était de l’allemand, ça voulait dire « très bien » ou « très beau ». Son grand-père lui avait appris.
L’homme s’approcha et tourna l’écran vers les trois modèles.
Sayowa se pencha pour voir la petite photo digitale. Elle fut désorientée. Elle reconnut bien les deux femmes, mais son image à elle n’était qu’une silhouette noire. Elle ne distinguait même pas les traits de son visage.
– Magnifique ! Ça te plaît ? dit la femme.
– Merci, répondit Sayowa.
La femme rit. Sayowa réalisa que sa réponse ne correspondait pas à la question. Elle était perturbée. Est-ce qu’elle ressemblait vraiment à ça ? A une tache noire ?
– Allez, au revoir ! Bonne journée ! dit la jeune femme en se relevant.
– Merci.
Cette fois ça marchait un peu mieux.
Les deux couples remontèrent dans leur 4x4 et répartirent comme ils étaient arrivés, dans un nuage de fumée.


Sayowa mit un moment à analyser ce qui venait de se passer. Elle prit un bonbon dans sa poche et en défit l’emballage. Elle mit le caramel dans sa bouche, le papier dans sa poche (elle se rappelait le discours des deux jeunes dans la voiture : « ne polluez pas notre pays ! »).
Le goût était sucré, ça lui plaisait. Tout le monde aime les choses sucrées.
Elle se remit en route en pensant à cette famille. Si seulement elle pouvait être blanche elle aussi. Elle pourrait faire tout ce qu’elle voudrait, avoir de l’argent, voyager. Être noir c’était plus compliqué, on ne pouvait pas autant réussir dans la vie. Il y avait bien quelques Africains riches, mais pas beaucoup. Même Inyambo vivait au village avec eux. Il aurait pu faire de la politique, mais il n’avait pas voulu. En faisant de la politique on pouvait gagner beaucoup d’argent. Mais Sayowa ne voulait pas beaucoup d’argent, elle voulait juste ce qu’il fallait pour pouvoir bien vivre, comme Muyambango. Et voyager. Comme cette famille blanche. Comme la dame blonde.
Le caramel lui donnait soif. Elle regarda sa bouteille d’eau, constata qu’elle était presque vide. Tout en marchant, elle cracha le bonbon et but une petite gorgée.
Cela ne suffit pas à la désaltérer. Elle remit le goulot de la bouteille contre ses lèvres et y laissa couler un filet minuscule.
D’un mouvement sec, elle la retira de sa bouche. Il ne restait plus que quelques gouttes.
Soudain, la réalité l’envahit. Le soleil lui brûlait la peau. Les rayons frappaient le sable avec une telle intensité qu’il en devenait blanc, aveuglant.
La chaleur du sol se diffusait dans l’air, l’encerclait.
Elle continuait de marcher, mais chaque pas devint douloureux. Elle avait encore soif.
Elle paniqua, son cœur se mit à battre à toute vitesse. Il était de plus en plus difficile de trouver son souffle.
Tout autour d’elle irradiait et ondulait. Elle fut prise d’un vertige qui la cloua sur place.
Elle regardait ses pieds en respirant par saccades. Elle resta immobile le temps de réguler son souffle et les battements de son cœur, prenant de grandes respirations, oubliant le reste.
Elle se calma. L’océan ne devait pas être loin. Elle devait juste continuer encore un peu.
Elle avança en s’efforçant de ne pas penser à la soif, à l’air étouffant qui l’entourait, un pas après l’autre. Un pas après l’autre.

Le temps n’avait plus de sens, elle ne pensait à rien, elle avançait, suivait la route, elle n’avait pas le choix.
Parfois elle avait un éclair de conscience et devait lutter pour ne pas retomber dans la panique. Elle s’efforçait alors de faire le vide dans son esprit, de l’engourdir. C’était mieux comme ça.
Elle faisait quand même attention à garder un minimum de concentration, car si elle perdait connaissance, elle l’avait compris, elle ne s’en sortirait pas. Il fallait avancer.


Elle continuait.
La tête baissée, elle ne voyait que ses pieds frotter le sol. Doucement. Encore et encore.
Il fallait continuer.

Ses pieds arrivèrent à la fin de la route. Elle leva les yeux. Ce simple mouvement lui fit tourner la tête. Elle crut tomber, mais tint bon.
Elle était à une intersection en « T ». En face d’elle, un panneau. Elle le lut.
Torra Bay était à droite, loin à droite. Swakopmund, très loin à gauche. Elle, était au milieu. Au milieu de rien.
Elle voulut pleurer.
Elle tomba à genoux, le sol la brûla à travers le tissu de son jean.

Une brise fraîche la trouva.
Ce fut un souffle de vie. Ses sens se réactivèrent.
Elle entendit quelque chose. L’océan ! Ça devait être l’océan ! Tout droit devant !
Elle se mit à courir, trébuchant sur les cailloux, s’enfonçant dans le sable. Elle avait quitté la route.
Elle ne put pas courir longtemps, elle était à bout de forces. Mais le son se précisait. C’était un bruit de vagues !
Elle marcha à grand pas, concentrant toute son attention sur le son qui s’intensifiait. La brise fraîche venait l’encourager.


Une dune se dressa devant elle. Le bruit des vague venait de là, juste derrière. Elle y était.
Elle escalada la colline de sable à quatre pattes.
Elle pleurait.
Elle atteignit le sommet. Le vent fort à l’odeur saline l’accueillit. Devant elle, à perte de vue, il y avait l’océan.
Elle l’admira au travers des larmes.
Son esprit se troubla. L’étendue d’eau disparut. Elle tomba en arrière.

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Texte extrait de « Recette de pizza pour débutant » © (SACD) Thomas Botte

Thomas Botte