Chapitre 7 – Interlude : Le braai

Index
Chaptitre précédent
Chapitre suivant

Mutondo empilait les bûches sur une petite dalle de béton, au centre de la clôture de roseau en arc de cercle qui entourait la maison d’Inyambo. Il créait une tour en les plaçant les unes au dessus des autres, deux par deux.
Soyowa aidait son frère en allant chercher les rondins de bois dans un petit abri couvert d’une tôle de zinc, construit entre la clôture et un grand acacia parasol. Elle les saisissait des deux mains à une extrémité et les traînait en marchant à reculons, laissant une trace dans le sable. Elle les déposait ensuite près de la dalle et allait en chercher d’autres. Elle avait alors sept ans, les bûches faisaient plus de la moitié de sa taille.
Sa mère et sa sœur étaient assises sur un tronc d’arbre allongé. Elles faisaient face à la structure en bois de Mutondo et les encourageaient tous les deux. Inyambo présidait la scène, installé confortablement sur une chaise de camping en toile verte.
Il était déjà très vieux et peinait à manifester son bonheur d’avoir tout un pan de sa famille réuni. Il lançait quelques compliments maladroits à sa fille et à sa petite fille : « La ville vous fait du bien mes beautés, vous êtes toutes belles ! »
Ça faisait un an qu’elles étaient parties de l’île. Muhau était à l’école secondaire à Katima Mulilo, Lungowe avait trouvé un poste de professeur d’anglais dans une école de la région. Elles rentraient rarement, deux ou trois fois par an. C’était donc l’occasion de célébrer les retrouvailles.
Mutondo avait abattu une de ses vaches. Il avait vendu la viande et en avait mis un peu de coté pour faire un braai avec toute la famille.
Sayowa n’aimait pas qu’on tue les animaux. Elle jouait souvent avec eux l’après-midi. Mais elle aimait les braais, surtout la préparation : organiser les bûches, faire le feu, tout ça. Et puis ça voulait dire qu’elle allait revoir sa mère et sa sœur et qu’elles allaient lui ramener des choses de la ville !
Plus les années passaient, plus Muhau ressemblait à sa mère. Toutes les deux étaient plus petites qu’Inyambo et Mutondo. Les garçons étaient longs et fins, les filles étaient petites et courbes. Ce soir là, elles étaient habillées de la même façon : un chitenge coloré autour de la taille et un débardeur blanc. Elles avaient le même visage que Sayowa, les grands yeux allongés, la disposition du nez et de la bouche, le front important. Mais elles étaient un peu plus joufflues, ce qui donnait de la rondeur à leurs têtes.
Sayowa, en grandissant, semblait se diriger vers une physionomie plus proche de celle de son grand-père que de celle de sa mère : plus fine, plus élancée. Les années qui allaient passer confirmeraient cette tendance, quand elle prendrait plus de quinze centimètres en un été.

Mutondo alluma le feu. Les flammes se propagèrent d’abord de brindille en brindille, au milieu de la structure de bois. Puis elles enflammèrent de petites branches sèches, puis d’autres plus larges. Elles grossirent encore jusqu’à aller lécher les grosses bûches qui ne se laissaient pas prendre facilement. Il ne fallut que quelques minutes pour que le brasier s’élève à un mètre de hauteur.
La chaleur brûlait les doigts quand on les approchait, la lumière dansait sur les visages, accentuait les ombres. Seulement quand tout le bois serait transformé en braises pourrait-on commencer à cuire la viande. Cela prendrait du temps, alors on discutait.
Lungowe parlait de sa vie à l’école, de ses ambitions de carrières. Elle allait postuler pour un poste de chef de département, une étape nécessaire avant de pouvoir devenir principale.
Muhau décrivait les exaltations de la ville. Les gens y étaient tellement plus sophistiqués, plus à la mode, plus cool ! Là bas, il y avait toujours de la vie, de l’animation, même la nuit.
– L’excitation de la ville on s’en lasse, crois moi, dit Inyambo avec un sourire indulgent.
– Ho, moi je ne pourrais pas revenir vivre ici, il n’y a rien à faire ! répliqua Muhau.
– Pour les jeunes peut-être. Mais tu verras, un jour tu arriveras à un âge où tout ce que tu voudras sera de voir les étoiles la nuit. Tu vois les étoiles en ville ?
– Je sais pas, je vérifierais quand je rentrerai.
Lungowe passa son bras autour des épaules de sa fille et lança un regard évocateur à Inyambo.
– Tu as raison ma grande. Je suis contente que tu te plaises à Katima. Malheureusement, de nos jours, il faut savoir quitter sa famille pour pouvoir développer son avenir. Et c’est en ville que ça se passe.
Pendant cette conversation, Mutondo gérerait son feu à l’aide d’un long bâton, déplaçant les bûches au besoin, pour optimiser leur combustion.
Sayowa avait le nez pointé vers le ciel. Elle remarqua que toute une région de la voûte céleste s’était éteinte depuis que le feu s'était allumé. Il ne restait des étoiles que dans la périphérie du ciel et leur intensité avait diminué. Elle repéra quatre points en particulier, disposées en losange.
– Muhau regarde là-bas, dit-elle en montrant la constellation. C’est la croix du sud ! Grace à ces étoiles on peut toujours savoir où est le sud et se repérer et on ne se perd jamais. Pas vrai Kuku ?
Les têtes se tournèrent dans la direction indiquée, puis vers Sayowa.
Elle toisa ces regards bienveillants qui l’entouraient. Sa famille. Ils étaient tous des adultes, ou presque. Elle était la petite dernière. La protégée.
– Grand-père, dit Muhau, il y a une chanson qui dit « we are all made of stars ». Qu’est ce que ça veut dire ?
– Eh bien, je ne sais pas si c’est ce qu’ils veulent dire dans cette chanson, mais la science nous dit qu’à l’origine de l’univers, il n’y avait que des éléments légers. Des atomes d’hydrogène, d’hélium, qui flottaient dans l’espace. Puis avec le temps et la gravité, ces atomes se sont attirés les uns les autres et ont formés des étoiles. Plus les étoiles étaient lourdes, plus la pression en leur centre était forte et plus elles étaient chaudes. C’est au cœur de ces étoiles, sous des pressions immenses, que les atomes ont pu se recombiner pour donner des éléments plus lourds, plus complexes. A la mort de l’étoile, ces atomes ont étés libérés et ont formé des planètes, puis la vie. Donc, les atomes qui composent ton corps ont été créés dans le cœur des étoiles.
Seul le crépitement des flammes avait accompagné cette tirade. Quand Inyambo se lançait dans une explication, on écoutait.
Chacun prit un moment pour assimiler ce qui venait d’être raconté. Muhau avait les sourcils froncés.
– C’est trop compliqué tout ça. J’aime pas ces trucs scientifiques, c’est pas spirituel ! Moi je voulais une explication spirituelle.
– Peut être que ça veut dire qu’on est tous beaux et brillants à l’intérieur, comme une étoile, avança Lungowe.
– Oui, voila, peut-être quelque chose comme ça.
Inyambo haussa des épaules.
– Comme tu préfères ma belle.

Les braises prêtes, Mutondo plaça une grande grille en équilibre sur deux grosses pierres pour y faire cuire la viande.
L’odeur de bœuf grillé, mêlée à la fumée, fit taire les discussions. Tous guettaient la cuisson à la faible lueur du charbon ardent. Des gouttes de graisse s’échappaient et faisaient crépiter les braises, allumant de petites flammes éphémères.
Mutondo retourna chaque morceau, en testa la cuisson avec un couteau et annonça :
– C’est prêt.
Avec une fourchette, il plaça les steaks dans une assiette. L’assiette fut passée de main en main et chacun se servit. Inyambo d’abord, puis Lungowe et enfin les enfants.
Ils mangeaient avec les mains, lançaient les os pardessus la clôture pour les chiens, avant de se resservir.
Lorsque la viande fut terminée, Mutondo fit griller des épis de maïs.
Quand ceux-ci furent englouti, il plaça de nouvelles bûches sur les braises et fit repartir le feu. Les discussions reprirent dans la petite famille, jusqu’à tard dans la nuit.

Lungowe et Muhau furent les premières à aller se coucher, dans la hutte d’Inyambo. Inyambo, Mutondo et Sayowa restèrent en silence, observant les dernières flammes mourir. 
Mutondo annonça qu’il allait au lit à son tour et Sayowa se leva pour l’imiter.
– Sayowa, reste un peu, dit Inyambo.
– D’accord Kuku.
Elle se rassit sur le tronc, Mutondo disparut dans la nuit.
– Viens, allons marcher.
Sayowa aida son grand-père à se lever, pliant les genoux sous le poids du grand homme. Ils sortirent de l’enceinte de roseau et marchèrent lentement dans le village. La vitesse d’Inyambo était limitée par son âge, celle de Sayowa par la taille de ses jambes.
Les étoiles étaient revenues, par milliers, millions, milliards même. La voie lactée faisait une grande trace blanche d’un bout à l’autre du ciel.
Ils marchaient en silence. On n’entendait que le bruit des insectes de la nuit, des grenouilles de la rivière, de leurs pas dans le sable. Ils passèrent près du baobab et continuèrent jusqu’aux abords du fleuve. Ils s’arrêtèrent dans un espace éloignée de toutes habitations, bien que faisant techniquement toujours parti du village.
Inyambo s’assit sur un rocher, aidé par Sayowa qui lui tenait le bras. Il eut un petit rire.
– Quelques pas et je suis déjà épuisé !
Sayowa s’assit en tailleur, à même le sable.
Le reflet des étoiles scintillait dans les vagues.
– Kuku, c’est vrai ce que tu as dit ? Qu’on est fait de choses qui viennent des étoiles ?
– Si on veut bien croire les scientifiques, oui. Qu’est ce que tu en penses toi ?
– Heu… en fait j’ai pas trop compris, les atomes et tout ça.
– Tu encore petite, tu apprendras la physique à l’école un jour. Mais qu’est ce que tu penses de ce qu’a dit ta sœur ? Et ce que tu trouves que mon explication n’était pas suffisamment spirituelle ?
– Ben… c’est quoi la différence entre la science et les trucs spirituels ?
– Justement, est ce qu’il y en a vraiment ? Certains pensent que les explications rationnelles enlèvent à la beauté des choses. Mais comprendre que tous les éléments qui te composent (il la toucha du doigt) ont été créés dans les cœurs des étoiles, moi je trouve ça autant poétique que fascinant. Enfin, tu as le temps de te faire un avis là dessus.
Sayowa médita ces paroles un instant.
– Tu es intelligent Kuku !
– Je ne sais pas si je suis intelligent. En tout cas, je sais des choses.
Elle n’était pas sûre de comprendre la nuance.
– Comment tu fais pour tout connaître ?
Il eu un rire fort qui raisonna dans le silence.
– Je ne connais pas tout ! Personne ne connaît tout ! C'est important de comprendre ça. Disons que j’apprends de mes erreurs. Il ne faut pas avoir peur de faire des erreurs, c’est comme ça qu’on avance dans la vie. Apprends de tes erreurs et sors en grandi, voila une bonne leçon !
Apprends de tes erreurs. Sors en grandi. Sayowa grava ces paroles dans son esprit, avec toutes les autres leçons de son grand-père.
– Il y aura des moments dans ta vie où tout semblera indiquer que tu es sur le point de faire une erreur, où tout le monde te dira que tu vas faire une erreur. Ce seront les moments les plus importants. Il faudra que tu aies le courage de prendre la décision que toi tu penses devoir prendre, même si tu ne sais pas l’expliquer. Ce n’est pas parce que tu ne sais pas exprimer quelque chose que tu ne sais pas pourquoi tu le fais.
Les leçons d’Inyambo n’étaient pas toujours claires, mais Sayowa tachait quand même de les garder dans un coin de sa mémoire, dans l’espoir qu’elles aient un jour un sens.
Le silence était pour Inyambo le signal qu’il était devenu trop abstrait pour sa jeune petite-fille.
– Il est tard, allons nous coucher.
Ils traversèrent le village en sens inverse, profitant du calme presque absolu de la nuit, jusqu’à leurs maisons respectives.

Index
Chaptitre précédent
Chapitre suivant

Texte extrait de « Recette de pizza pour débutant » © (SACD) Thomas Botte

Thomas Botte