Chapitre 8 – La côte

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Sayowa ouvrit les yeux. Une nuée d’aiguilles se plantèrent dans sa tête. Elle les referma aussitôt en serrant les paupières le plus fort possible, mais les aiguilles restèrent.
Elle était allongée. Elle recommença l’opération, plus lentement cette fois. Son frère n’était pas là… elle n’était pas dans son lit. En fait, elle n’était pas chez elle.
Elle se trouvait dans une pièce rectangulaire, blanche, décrépite, sur un matelas posé à même le sol dans un coin. Le mur le plus long de la chambre, celui qu’elle voyait en tournant la tête sur la droite, était percé d’une fenêtre qui laissait passer une timide lumière naturelle, celle du matin ou du soir. Dans l’autre mur, celui qui continuait dans le prolongement de ses pieds, une porte était ouverte. Dans le coin opposé, il y avait une malle, de laquelle s’échappait la silhouette de quelques étoffes.
Il faisait froid. Sayowa tendit le bras et attrapa une épaisse couverture qu’elle tira sur elle. Elle savoura la chaleur de ce drap, doux contre la peau nue de ses bras. Elle remarqua qu’elle portait toujours ses vêtements, mais pas ses chaussures qu’elle vit posées aux pieds du matelas avec son chitenge. La douceur du linge contrastait avec la rugosité de sa peau. Elle sentait les dépôts de poussière et de sable logés dans ses pores la gratter, la gêner.
Les aiguilles dans sa tête se changèrent en enclumes quand elle se remémora ses derniers instants de conscience. La dune… la mer… et puis plus rien.
Elle se recroquevilla sous la couverture et ferma les yeux.
L’image était imprimée sur sa rétine : l’étendue infinie et turbulente de l’océan atlantique pour laquelle elle avait fait tant de chemin. Elle ressentait encore l’empreinte du mouvement langoureux des vagues dans ses tympans, de l’odeur râpeuse du sel dans ses narines, de la puissance du vent contre son visage. Ce son, ce parfum, cette sensation paraissaient trop réelles pour n’être que des souvenirs.
Elle rouvrit les yeux. La fenêtre. Ça venait de la fenêtre ouverte, celle-ci devait donner sur la plage. Elle devait aller voir.
Elle pausa les mains à plat, contracta ses muscles pour se soulever. Ses bras tremblèrent sous l’effort, ses jambes refusèrent carrément de lui obéir. Elle relâcha la pression et s’écroula dans le moelleux du matelas, reprenant l’exacte position qu’elle venait de quitter.
Elle souffla longuement par la bouche, inspira par les narines, réorganisa ses membres de manière à optimiser sa prochaine tentative. Elle eu un petit gloussement, ce n’était pas la première fois qu’elle se levait d’un lit quand même !
Elle poussa des bras et des genoux en même temps et parvint à se mettre à quatre pattes. Elle resta ainsi un moment, la tête entre les coudes. Puis elle se leva sur deux pattes. Cette fois, l’opération s’était faite instinctivement, sans qu’elle n’ait eu besoin d’en calculer les mouvements. Les automatismes avaient repris le contrôle de son corps.
Elle avança le pied pour aller à la fenêtre mais son équilibre la trahit, elle cru basculer en arrière. Son pied fit une correction rapide et elle resta debout, les jambes écartées, un peu secouée.
Elle évalua la distance qui la séparait de son but. Quatre mètres au plus, rien d’insurmontable normalement.
Elle marcha prudemment, comme un enfant qui perfectionne sa nouvelle habileté, jusqu’à pouvoir saisir le rebord de la fenêtre avec sa main. Les muscles de ses jambes étaient tendus et ne supportaient pas sereinement son poids.
Elle fit quelques petits pas supplémentaires pour se mettre face à l’ouverture, le ventre appuyé contre l’encadrement.
Elle était en hauteur et voyait la plage descendre devant elle par plateaux successifs. L’océan était bien là. La vision qu’elle eut en cet instant était presque identique à celle qu’elle avait eu avant de perdre connaissance, mais avec une la lumière qui aurait été tamisée. Le dernier souvenir qu’elle avait était le bleu électrique de l’eau, le sable aveuglant, l’attaque brûlante des rayons du soleil. Maintenant, le soleil n’était plus qu’une petite boule rouge inoffensive flottant à quelques centimètres de l’horizon, sur le point de se faire engloutir. Sa chaleur s’était éteinte. Il était à l’ouest, on était donc le soir. Il ne subsistait plus qu’un vent froid qui frôlait ses doigts et le bout de son nez. L’eau était bleue foncée, perturbée de remous blancs, le sable était devenu terne, presque gris.
L’inspiration et l’expiration des vagues vinrent se calquer sur sa propre respiration.
– Je me disais bien que j’avais entendu du bruit !
Ces paroles la firent sursauter. Elle se retourna brusquement. Un homme se tenait debout à l’entrée de la pièce. Il la regardait avec un immense sourire qui dévoilait des dents bien arrangées.
– Comment ça va ? Tu m’as fait peur, je me suis dis que tu ne te réveillerais pas. Qu’est ce que j’aurais fait moi alors ?
Il parlait d’une voix forte, aiguë, presque enjouée.
– Tu as soif ? Tu dois avoir soif. Tu veux boire ? De l’eau ? Ou non attends, je vais faire du thé.
– Oui de l’eau, merci, le coupa Sayowa.
Sa voix était enrouée, comme si du sable était toujours coincé dans sa gorge.
– Bon d’accord, je vais te servir ça. Tu peux venir, c’est par là.
Il pivota et sorti. Sayowa le suivit. Le passage menait à une autre pièce, identique en dimensions à celle dans laquelle elle s’était réveillée. Elle avançait lentement, en traînant les pieds et utilisa le temps de son trajet pour observer.
Il y avait là aussi une fenêtre et une porte, mais celle-ci ressemblait plutôt à une porte d’entrée (ce qui indiquait qu’il n’y avait pas d’autres pièces). Contre le mur, un évier en métal à l’aspect rouillé accueillait deux assiettes sales, deux fourchettes, deux couteaux, deux cuillères et une casserole. A côté, un petit meuble avec une plaque de cuisson au gaz, un tout petit réfrigérateur et au sol une caisse de bière vide.
Les autres murs étaient nus, à l’exception de la porte en métal et d’un combiné de téléphone accroché à la cloison.
Au milieu de la pièce, une table en bois clair, deux chaises et l’homme, debout, qui versait un filet d’eau d’une carafe en plastique bleu à deux verres assortis.
Il souriait toujours à pleines dents. Il avait un visage sympathique, rond. Ses oreilles décollées et une moustache dense lui donnaient même un air comique. Il semblait assez propre sur lui : son crane et son visage étaient rasé de très près (sauf la moustache bien sûr), il portait une chemise rose pâle dans laquelle il flottait un peu, mais qui lui allait bien, rentrée dans un pantalon noir. Il devait avoir trente ans, ou à peine plus.
– Bon alors, raconte moi. Tu es qui ? D’où tu viens ? Pourquoi tu es allé te perdre dans le désert ?
Il s’exclamait plus qu’il ne parlait.
– Je… je suis Sayowa…
Sayowa, elle, murmurait. Sa gorge était toujours en feu.
– Ah oui ! De l’eau ! Tiens, bois et tu parleras ensuite hein ?
Il lui tendit le verre remplis à ras bord. Les gestes énergiques qu’il imposait au petit récipient rendaient inévitable qu’une bonne quantité de liquide passa par dessus le bord et finisse par terre. Il ne semblait pas s’en soucier.
Sayowa le saisit et le porta à sa bouche. Lorsqu’elle pencha la tête en arrière pour boire, tout se mit à tourner. Elle se sentit une nouvelle fois basculer en arrière. Elle lâcha le gobelet et ajusta la position de ses pieds pour garder l’équilibre.
Le verre atteint le sol avec un bruit mat, elle sentit l’eau éclabousser ses pieds et ses chevilles.
– Ouuuh ! Décidément tu ne vas pas bien toi ! Je sais ce qu’il te faut. Viens respirer un peu l’air frais dehors, il est bon l’air ici.
L'homme saisit Sayowa par le bras et l’entraîna vers la porte d’entrée, qu’il ouvrit avec un grand mouvement. Sayowa fut forcée de le suivre.
Ils débouchèrent sur une sorte de parking : un grand rectangle de sable tassé délimité par de petits talus. Il y avait une vieille Jeep garée. Une allée partait droit devant eux et rejoignait la route, perpendiculairement.
– Ça va déjà mieux non ?
Sayowa fit un rapide auto-diagnostique et dut admettre qu’en effet, ça allait mieux. Elle acquiesça d’un mouvement de tête dont elle redouta aussitôt les conséquences. Mais le monde ne se mit pas à tourner comme les deux dernières fois qu’elle avait fait un geste un peu brusque. L’air frais semblait lui avoir remit les idées en place.
L’homme leva le doigt en l’air et sembla vouloir dire quelque chose. Il rentra dans la maison en courant et en ressortit avec le deuxième verre d’eau qu’il avait préparé.
Sayowa le porta à ses lèvres avec précaution et put cette fois en avaler le contenu sans incident. Elle but par grandes gorgées bruyantes. Boire de l’eau, en fait il n’y avait rein de mieux dans la vie ! Comment ne s’en était elle jamais rendu compte ?
Elle finit la boisson complètement avec un grand « Ah ! » de soulagement.
Le sourire de l’homme sembla encore s’amplifier, compressant sa moustache contre son nez. Il reprit le verre s’élança une nouvelle fois à l’intérieur pour le remplir.
Sayowa but avec plus de modération. Maintenant que la sécheresse de sa gorge était apaisée, elle se souvint que ses jambes lui faisaient mal. Elle plia les genoux et se massa l’intérieur des cuisses avec les mains. Elle émit un petit gémissement, à la fois une plainte et un soulagement.
– Oui tu dois avoir mal aux jambes. Peut être que tu dois te les étirer. Tu veux marcher un peu ? Ça te fera du bien.
– D’accord.
Il se dirigea vers un petit escalier de pierre construit dans le sable à coté de la maison. Il en descendit les trois marches et continua sur un plateau qui menait à un autre escalier du même type, suivit d’un autre plateau, et ainsi de suite. Sayowa le suivait, la démarche un peu raide.
Après quatre escaliers ils arrivèrent à la plage : un grand plan de sable mouillé recouvert d’algues sèches qui rejoignait l’océan. Le mouvement de l’eau laissait une écume blanche et brillante en se retirant.
Alors qu’ils marchaient le long de la rive, le soleil disparut sous l’horizon, sans les effusions de couleurs spectaculaires auxquelles Sayowa était habituée.
– Bon alors, Sayowa, okay. Est ce que tu vas me dire ce que tu faisais toute seule au milieu du désert comme ça ?
Sayowa réfléchit un peu. Comment dire comment elle s’était retrouvée là ? Elle n’aurait même pas su se l’expliquer à elle même. Elle demanda plutôt :
– Comment est-ce que vous m’avez trouvé ?
– C’est mon frère qui m’a téléphoné. C’est lui qui t’as amené de Otjiwarongo à Springbokwasser.
– Oh c’est votre frère ?
– Oui c’est mon frère. Après quelques heures il est repassé là où il t’avait laissé. Le gardien lui a dit que tu étais partie toute seule et qu’aucune voiture n’était passée dans ta direction, alors il s’est inquiété. Il à utilisé le téléphone de l’entrée du parc pour m’appeler. J’ai un téléphone dans cette maison, tu as vu ? Et il m’a dit de faire la route pour voir si je te trouvais. J’ai eu du mal hein ! Si je n’avais pas vu les traces de tes petits pieds là, près du panneau, je t’aurais pas trouvé. Mais bon je t’ai trouvé et je t’ai ramené ici.
– Oh, et c’est où ici ?
– Pfff, c’est nulle part ! Tu vois pas ? Il n’y a rien !
– Mais, on est loin de Swakopmund ?
– Swakop ? Non, cent cinquante kilomètres. Ou deux cents. Pourquoi, tu dois aller à Swakop ?
– Oui, c’est pour ça que je suis là. Je vais voir un ami de mon grand-père à Swakop.
– Bon viens on va rentrer, il va faire nuit. Je vais faire à manger et tu vas me raconter tout ça. Au fait, je m’appelle George !

De retour dans la maison, George avait sorti une casserole du frigo, à l’intérieur de laquelle se trouvait une portion de pap. Il la mit sur une plaque de cuisson et alluma une flamme à l’aide d’une allumette. Il ferma le tout avec un couvercle en métal et se retourna vers Sayowa, assise à table.
Il resta debout alors qu’elle lui racontait son histoire, depuis la dame blonde jusqu’à l’apparition énigmatique de la famille allemande.
Elle remarqua qu’il gardait toujours les genoux à peine pliés quand il était immobile, comme s’il s’apprêtait à partir en courant. Son regard ne parvenait pas à rester fixé sur un point, il bougeait, observait tout. Il ponctuait parfois le discours de sa petite invitée d’un jappement de rire aiguë et communicatif, encourageant Sayowa à revenir sur les détails les plus incongrus de son épopée : sa visite des chutes, quand elle avait désobéi à son cousin à Livingstone, la traversée à pied de la frontière zambienne, l’épisode des éléphants, la rencontre avec son frère à la station service.
Alors qu’elle finissait de décrire sa traversée du désert, elle sentit une odeur de brûlé. George ne semblait pas s’en apercevoir, tout passionné qu’il était par le récit.
Sayowa pointa son doigt vers la casserole, de laquelle s’échappait une fumée noire. Il eut une exclamation et se hâta de couper l’entrée de gaz. Il emmena la casserole jusqu’à la table et la posa, toujours brûlante, à un endroit où une quantité de cercles noir indiquait que ce coin avait l’habitude de subir des brûlures.
En enlevant le couvercle, il découvrit ce qu’il restait de leur dîner : la grosse boule qui aurait dut être blanche était légèrement roussi sur le dessus et complètement carbonisée sur le dessous. Il décolla ce qu’il pouvait avec une cuillère en métal et servit les lambeaux de pap qu'il put sauver dans une assiette.
– C’est tout ce que j’ai, dit-il avec un air désolé. Il me faut vraiment une femme pour que je puisse manger correctement.
– Et pourquoi les hommes ne pourraient pas faire à manger ? demanda Sayowa d’un ton un peu provocateur.
– On est juste pas fait comme ça…
– C’est de la mauvaise volonté, lança-t-elle.
Elle s’amusait à le taquiner comme elle le faisait parfois avec son frère.
– Tu as sûrement raison, il faut juste que j’apprenne. De toute façon il n’y a que moi ici, donc je suis pas près de trouver une femme.
– Vous êtes tout seul au milieu de rien alors, c’est ça ?
– C’est ça, dit-il, avec un sourire toujours large, mais qui semblait moins enjoué que d’habitude.
– Comment ça se fait ?
– Ouuuh, c’est une longue histoire, pas très intéressante.
– Je vous ai raconté mon histoire, c’est à votre tour.
– Oui mais toi tu racontes bien, moi je ne sais pas comment on raconte bien comme ça.
– Il faut pratiquer pour apprendre, dit Sayowa avec le ton d’un professeur qui fait la morale à un de ses élèves. Il faut bien qu’on parle de quelque chose pendant qu’on savoure ce délicieux repas.
George mit ses deux coudes sur la table et joignit les mains. Il redressa le dos et parla d’une voix douce et calme, en regardant droit devant lui :
– Avant je suis partis travailler à Otjiwarongo, avec mon frère, celui que tu connais. C’est mon petit frère, c’est moi qui l’ai emmené, pour trouver du travail. Mais comme je trouvais qu’on ne gagnait pas assez d’argent j’ai décidé d’aller sur la côte. Je lui ai dit : « tu vas voir, si je vais à Walvis Bay, ou à Swakop, je vais devenir riche ! » Lui a préféré rester à Otjiwarongo. Je suis venu sur la côte mais je n’ai rien trouvé, personne n’a voulu de moi ! Je suis juste payé pour garder cette maison, au milieu de nulle part, pour pas qu’elle soit vandalisée. Ça fait des années ! Mais je n’ose pas rentrer à la maison. Mon frère qui est resté a mieux réussi que moi. Je voudrais pouvoir rentrer et lui dire : « tu vois, j’ai eu raison de partir ». Mais pour l’instant c’est lui qui a eu raison, donc je suis obligé de rester ici.
Il dit cette dernière phrase d’un ton embarrassé. Sayowa ne savait pas quoi répondre. Elle tenta :
– Au moins vous avez eu le courage d’essayer, c’est bien non ?
– Oui oui, une erreur, voila ce que c’était.
Apprends de tes erreurs. Sors en grandi, dit Sayowa d’une voix grave, comme si ces mots avaient étés prononcés par Inyambo.
George la regarda d’un air étonné. Il y eu un silence de quelques secondes.
– Bon, tu as peut être passé la moitié de la journée à dormir, mais moi je suis fatigué. Au lit !
Il posa toute la vaisselle dans l’évier.
– Il y a des toilettes et des douches dehors si tu veux. Il faut faire le tour de la maison.

En se déshabillant dans la douche, Sayowa trouva les caramels dans sa poche. Elle les mit soigneusement de côté et rinça sa peau à l’eau froide. Les résidus de sa mésaventure s’effacèrent et disparurent dans un tourbillon, par un trou percé dans la dalle en béton. L’air froid de la nuit la faisait frissonner. Elle ne savait plus ce qu’elle ressentait, elle laissait l’eau couler sur sa tête et ruisseler le long de son corps, la glacer. D’après le planning d’Inyambo, elle aurait dut être rentrée ce soir. Elle n’était même pas arrivée jusqu’à Swakopmund. « Et demain il y a école ! » se dit-elle.
Elle leva les yeux. La douche était ouverte et les étoiles étaient visibles. Elles scintillaient gentiment, comme toujours.
Elle coupa l’eau et se frictionna énergiquement avec une serviette que George lui avait donné.

En rentrant elle partagea les carmels avec son hôte, tous deux assis en tailleur sur le matelas. Ils parlèrent de l’étrangeté de ce désert fantomatique, chacun le comparant à sa région natale.
Puis George décréta qu’il était temps de dormir. Il s’allongea sur un matelas fin qu’il étendit au milieu de la pièce.
Le bruit des vagues les berçait par la fenêtre ouverte.
Sayowa, allongée sur le dos, avait les yeux toujours ouverts.
– Au fait… merci de m’avoir sauvé la vie.
– Tout le plaisir est pour moi.
Un moment passa, puis George fut pris d’un petit rire.
– Qu’est ce qu’il y a ?
– T’es une sacrée petite quand même.
Il y eut un autre moment de silence, puis il annonça :
– Demain je t'emmènerai à Swakop et je t’aiderai à trouver ton ami.
Sayowa sourit. Elle se tourna sur le côté et s’endormit.

Le lendemain, George la réveilla de bonne heure. Ils avalèrent quelques tranches de pain de mie avec du beurre, du thé avec du lait et du sucre (beaucoup de sucre). Elle rassembla ses affaires, c’est à dire son chitenge qui protégeait toujours le fagot de blé, et ils montèrent tous les deux dans la vieille Jeep. Ils prirent la route de sel en direction de Swakopmund. Sayowa fut prise d’une sorte de trac : enfin, elle allait atteindre son but.
La route était, comme d’habitude, une longue ligne droite. A leur gauche il n’y avait que le désert, beige tirant sur le gris, à droite la plage et l’océan. L’atmosphère du matin était brumeuse et la visibilité restreinte.
Ils roulaient ainsi comme dans un rêve. Sayowa pouvait imaginer ce qu’elle voulait au-delà de la limite de sa perception. Si elle n’avait pas connu sa géographie, elle aurait put croire qu’ils étaient sur la lune.
George grogna.
– J’en peux plus de cet endroit tout plat ! Les montagnes me manquent.
Sayowa se souvint des montagnes rouges qu’elle avait traversé la veille avec son frère. Il s’agissait en effet de paysages bien différents. Elle se dit que sa région lui manquerait probablement aussi si elle devait la quitter pour de bon. Tous ces endroits manquaient quand même de végétation et d’eau douce !
Elle voyait parfois de petites tables faites avec des bouts de bois, installés sur le bord de la route.
– Qu’est ce que c’est ? demanda-t-elle alors qu’ils passaient une nouvelle fois devant l’une des ces constructions.
– C’est du sel, à vendre pour les gens qui passent par là.
– Du sel ?! C’est sur ma liste ! Est ce qu’on peut s’arrêter ?
– Eh oui ! A la prochaine.
Ils avancèrent encore quelques minutes, pendant lesquelles Sayowa scruta avidement les environs.
– Là ! cria-t-elle. Arrête toi !
George braqua et arrêta la voiture près du frêle présentoir. Sayowa sorti et courut pour enfin voir la denrée pour laquelle elle avait fait un si grand détour.
Les pieds de la table étaient fait de bois mort tordu qui soutenait deux petites planches sur lesquelles étaient exposés les cristaux de sel, regroupés par taille, les plus petits à gauche, les plus gros à droite. Un prix était écrit au feutre à même le bois pour chaque taille de cristaux.
Ça ressemblait à des cailloux translucides, faits de dizaines de minuscules cubes assemblés. Sayowa remarqua également que la couleur influait sur le prix : les cristaux blancs étaient moins chers que les roses. Sur le bord de la table, une boite en métal cylindrique était destinée à recevoir l’argent des acheteurs.
George la rejoint.
– Lequel tu veux ?
– Je ne sais pas trop. Je n’ai pas d’argent en fait.
George saisit un morceau de sel rose du milieu de la table et le donna à Sayowa. Il lui fit un clin d’œil et mit un billet dans la boite. Sayowa n’en vit pas la valeur.
– Merci, dit-elle. Alors ça, c’est du sel ?
– Oui, vas-y goûte !
Elle posa le bout de sa langue sur le caillou. Le goût salé la fit immédiatement saliver et elle secoua la tête de dégoût.
– Alors ?
– Oui c’est bien du sel, confirma-t-elle en tirant la langue.
Elle rangea sa nouvelle acquisition dans son chitenge avec le blé et ils reprirent leur chemin.

La route de sel devint une route de bitume. Des maisons commencèrent à remplacer le sable, puis devinrent des immeubles.
– On arrive à Swakop, dit George.
« Ça y est » se dit Sayowa. Ce n’était pas du tout comme elle l’avait imaginé, même si elle n’avait jamais vraiment rien imaginé de précis.
Swakopmund était une ville différente de Livingstone. Tout était propre, neuf, l’architecture semblait sophistiquée. Il y avait des maisons avec des toits pointus en tuile et des poutres de bois apparentes. La population aussi était différente, à majorité blanche.
Sayowa vit des familles qui avaient l’air heureuses, bien habillées. Des enfants jouaient avec des chiens dans un carré d’herbe bien verte pendant que leurs parents les regardaient. Elle remarqua une vieille dame marcher avec un chien minuscule qu’elle tenait en laisse, puis encore une autre femme, jeune, avec un chien gigantesque.
– Pourquoi ils ont tous des chiens ?
– Ha ça ! Les blancs et leurs chiens…
George ne développa pas d’avantage.
– Bon il est où ton ami allemand ?
– Italien… Torino Guest House. Tu sais où c’est ? dit Sayowa en sortant le papier de la poche de son t-shirt.
– Il n’y a pas plus de détail ? Je ne connais pas Swakop moi, je viens jamais ici.
– Pourquoi ? C’est beau !
– Et cher oui ! On va demander ou c’est ton « Gorino Guest House ».
– Torino, dit Sayowa à voix basse.
George gara la Jeep sur un emplacement délimitée au sol par des pointillés de peinture blanche, juste devant une terrasse de café.
Deux hommes à la peau abîmée, rougie par le soleil, étaient assis à une table ronde en métal noir. Ils avaient chacun devant eux une grande tasse et une assiette remplie de pain grillé, d’œufs, de légumes verts et rouges. Les autres tables, sans clients, étaient chacune ornée d’une boite en bois brillant dans laquelle étaient rangés des pots de sucre, des serviettes en papier rouge, des couverts en métal, une salière et une poivrière. L’endroit était accueillant.
Une porte en verre s’ouvrit, aussitôt une odeur forte de café et de pâtisserie vint mettre l’eau à la bouche de Sayowa.
Une jeune serveuse émergea du bâtiment en tenant un plateau en équilibre sur une seule main. Elle portait un pantalon et une chemise noire avec un tablier rouge. C’était la première femme noire que Sayowa voyait depuis qu’ils étaient arrivés à Swakopmund.
George l’interpela avant qu’elle ne puisse se diriger vers ses clients.
Sister ! Comment allez vous ? dit-il avec ce grand sourire qui lui était si particulier.
– Je vais bien, comment allez vous ? répondit la serveuse d’une voix aimable et un peu étonnée.
– Savez vous où se trouve la Gorino Guest House ?
– Torino Guest House, précisa Sayowa.
La serveuse fit mine de réfléchir et répondit, toujours du même ton poli :
– Torino ? Non, je ne vois pas. Vous savez dans quel quartier c’est ? Dans le centre ?
– Non mais il y a un italien là bas. Il s’appelle Stefano.
– Stefano ? Non, je ne sais pas.
Sayowa jeta un coup d’œil à son papier.
– Stefano Limoni.
– Non non. Mais attendez, je vais demander à ma collègue.
Elle poussa la porte vitrée et disparut dans le café.
Sayowa remarqua qu’il y avait d’autres tables à l’intérieur, occupées par d’autres clients, des blancs mais aussi des noirs. Elle entendit la serveuse parler à quelqu’un qu’elle ne voyait pas :
– Il y a des gens dehors qui demandent où est la Torino Guest House.
Une voix de femme répondit :
– Connais pas. Eliott, tu connais toi ?
– Jamais entendu parlé, dit une voix d’homme.
Sayowa vit la serveuse se retourner vers les clients et leur poser la question. Ceux-ci ne savaient pas non plus.
Les deux occupants de la terrasse commençaient à s’impatienter. Ils échangeaient des phrases courtes en Afrikaans et s’étiraient le cou pour voir où était passée leur serveuse. Celle-ci sortit une nouvelle fois du café et s’excusa auprès de Sayowa et George, avant de se rendre auprès de ses clients.
Sayowa était décidée à ne pas désespérer, même si elle n’avait aucune idée de comment elle allait s’y prendre pour trouver son Italien. George était sur la pointe des pieds et tournait rapidement la tête dans toutes les directions, comme s’il pourrait ainsi découvrir ce qu’ils cherchaient.
La serveuse repassa devant eux en leur adressant un petit sourire et disparut une nouvelle fois par la porte.
– Ça n’existe plus, dit une voix rocailleuse.
C’était l’un des deux Afrikaans qui avait parlé.
– Quoi ? dit George.
– Torino Guest House, dit l’homme, c’est ce que vous cherchez non ? Ça n’existe plus depuis un moment, ça a été racheté par un Allemand. Maintenant ça s’appelle Düsseldorf Guest House.
Sayowa retint son souffle.
– Et elle est où cette Dureslof Guest House ? demanda George.
Düsseldorf… C’est dans la rue juste là (il montra le coin de la rue). Vous ne pouvez pas la louper.
– Merci bien monsieur !
George les gratifia de l’un de ses grands sourires et leur fit un salut militaire. Ceci sembla les amuser.
– Bonne chance hein, dit l’autre homme.
– Mercimonsieur ! dit George on claquant les talons. Compagnie en avant !
Il empoigna Sayowa et pris la direction indiquée, en marchant au pas cadencé. Sayowa ne comprenait pas la raison de ce manège, ni de cette bonne humeur. Les hommes l’avaient bien dit : l’endroit qu’ils cherchaient avait été vendu il y a longtemps. Cela voulait dire que Stefano n’y était sûrement plus.
George remarqua sa mine renfrognée.
– Ne fais pas cette tête va. On a trouvé l’endroit qu’on cherchait ! En avant pour Dursefol !
– Mais Stefano n’y sera pas…
– Dans ce cas ils nous diront où on peut le trouver non ? Je croyais que tu aimais l’aventure ! En avant, une, deux, une deux !
Sa démarche absurde arracha un sourire à Sayowa. Il avait raison, ce n’était qu’une péripétie supplémentaire dans son aventure. Un chapitre de plus dans l’histoire qu’elle raconterait à Inyambo.

Ils arrivèrent dans une rue aux immeubles plus hauts, toujours dans le même style européen, avec des commerces au rez de chaussé.
Ils marchèrent lentement, scrutant chaque écriteau pour dénicher la maison d’hôte Düsseldorf.
Ils la trouvèrent au milieu de la rue. En effet, il aurait été difficile de la louper. Le nom était gravé en grosses lettres gothiques sur la façade de l’imposante bâtisse, la plus haute du pâté de maison : trois étages, en plus du rez de chaussée, un toit très pointu supporté par d’impressionnantes poutres, les fenêtres encadrées de bois ancien, une grosse porte peinte en vert, intimidante.
Sayowa et George échangèrent un regard. Le cœur de Sayowa battait à toute vitesse. Elle appréhendait cette conclusion imminente, elle aurait presque voulu faire demi-tour et rentrer chez-elle. George haussa les épaules et poussa la porte.
L’intérieur était sombre, austère en comparaison de la clarté de l’extérieur. En avançant ils découvrirent un hall décoré de bois morts, de sculptures de girafes et d’autres animaux, éclairé par un unique lustre doré suspendu à un haut plafond. Les murs et le carrelage étaient blanc, une couleur qui ne s’accordait pas bien avec les décorations en bois. Quelques petits sièges en cuir bas, sans dossier, invitaient les visiteurs à s’asseoir. En face de l’entrée, un comptoir, aussi en bois ancien, prenait presque toute la largeur de la pièce. A sa droite, une porte avec un signe « privé » et à sa gauche, un escalier qui montait à l’étage disparaissant en spirale.
L’endroit était désert. Les deux nouveaux arrivants progressèrent jusqu’au comptoir sans oser émettre le moindre son.
Pendant un moment, ils examinèrent les prospectus disponibles sur un présentoir posé à coté de la caisse enregistreuse et les photos noir et blanc encadrées sur le mur (une légende indiquait qu’il s’agissait de clichés de Düsseldorf datant de 1960, Sayowa en déduisit que ce nom était celui d’une ville).
Un long grincement retentit. Il avait été produit par la porte marquée « privé ». Elle s’ouvrit sur une petite femme qui dit, d’une voix aiguë et sèche, avec un fort accent :
– Bonjour madame, monsieur, bienvenue à Düsseldorf Guest House. Comment puis-je vous aider ?
L’apparition fit sursauter Sayowa et George qui, pris de court, ne surent que répondre. La femme se positionna derrière le comptoir et attendit poliment une réponse.
Elle avait un corps en forme de poire et se déplaçait en se ballottant de gauche à droite, penchée en arrière. Ses bras et son visage semblaient avoir beaucoup trop de peau. Elle avait les cheveux blonds et rêches, un peu comme le blé que Sayowa transportait dans son chitenge, un petit nez en trompette, de grosses joues et des lèvres formées de deux traits fins parallèles. Elle portait des grosses lunettes au cadre rose qui rendaient ses yeux immenses, une blouse blanche à manches courtes pleine de boutons et beaucoup trop de bijoux.
Elle regardait George d’un air intense, mais patient. Celui-ci lui rendait son regard, gêné. Soudain, elle se pencha vers Sayowa.
– Oh mais qui a-t-on là ? dit-elle, comme si elle parlait à un bébé.
Sayowa eut un mouvement de recul.
– Asseyez-vous, je vous en prie. Je suis à vous tout de suite.
Elle sortit par là où elle était entrée.
Les deux intrus allèrent s’asseoir sur les petits sièges. George se pencha vers Sayowa et dit à voix basse (ce qui était rare de sa part) :
– Il faut lui demander pour ton ami.
Sayowa acquiesça.
La femme réapparut avec un plateau qu’elle déposa sur un siège à côté de ses deux convives. Bien arrangés sur le plateau, se trouvaient différent types de petits gâteaux secs et deux briquettes de jus de fruit.
La femme resta debout et fit un geste de la main signifiant « servez-vous ».
Sayowa saisit un biscuit et dit d’une petite voix timide :
– On… je cherche monsieur Stefano.
La femme eut un mouvement de tête confus.
– Pardon ?
Sayowa se tourna vers George qui haussa les épaules. Elle eut l’idée de sortir le papier de sa poche et de le tendre à la femme qui le lut en faisant les mots « Torino Guest House » avec ses lèvres, sans les prononcer.
– Oh ! fit-elle. Oui, vous cherchez l’ancien propriétaire. Vous savez, cet établissement à changé de management il y a dix ans.
– Et est-ce que vous ne sauriez pas où pourrait-on trouver ce monsieur aujourd’hui s’il vous plaît ? dit George.
– Eh bien c’est que, c’est délicat…
Elle s’arrêta en remarqua le regard de Sayowa qui semblait sur le point de fondre.
– Eh bien… oh ma petite, ne pleure donc pas ! Je vais voir si j’ai quelque chose dans mes archives.
Elle repartit.
– Bien joué, dit George en donnant un coup de coude à Sayowa.
Elle ne comprit pas de quel jeu il parlait, mais il semblait rester encore un dernier espoir. Et il était entre les mains de cette femme étrange à l’apparence stricte qui n'allait pas avec son attitude de gentille grand-mère.
Ils attendirent quelques minutes qui parurent interminables.
Enfin la femme réapparut. Elle énonça, tout en marchant :
– Nous avons dut le contacter il y a quelques années pour un problème avec le bâtiment. Je n’ai pas son adresse exacte, mais je peux tout de même vous dire qu’il réside à Cape Town, en Afrique du Sud.
Elle termina sa phrase en arrivant devant les deux compagnons. Ils restèrent figés.
– Vous ne buvez pas votre jus ? dit-elle.

Sayowa et George étaient assis sur le sable. En face d’eux l’océan était énervé. Une longue jeté s’aventurait témérairement dans ses eaux et se faisait attaquer par de grosses vagues violentes. Quelques familles marchaient paisiblement sur une promenade qui longeait un hôtel luxueux, des parents, des enfants et leurs chiens.
« A quoi ça a servit que je vienne jusqu’ici. Décidément, la côte ne me réussit pas », se disait Sayowa.
Voilà où elle en était, après mille cinq cent kilomètres et trois jours de voyage, elle avait loupé Stefano de dix ans.
– Qu’est ce que tu vas faire ? demanda George.
– Je sais pas.
– Eh bien moi en tout cas j’ai pris une décision. Je vais rentrer chez moi, tant pis si je n’ai pas réussi ici sur la côte. Je veux revoir mon pays et ma famille. Je sais pas, tu m’as inspiré Sayowa.
Il lui offrit un de ses joyeux sourires.
– Qu’est ce que tu penses que je devrais faire George ? Je ne peux quand même pas aller à Cape Town !
– Je ne sais pas si tu peux, mais moi je pense qu’au fond, tu en as envie. Tu es une petite aventurière. Un peu folle, mais une aventurière.
– Oui mais quand même, Cape Town…

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Texte extrait de « Recette de pizza pour débutant » © (SACD) Thomas Botte

Thomas Botte